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Comme une brise nocturne en plein midi
Le «déphaseur» est un climatiseur particulier qui permet de retarder de douze heures la variation de température quotidienne en ne consommant que très peu d’électricité. Développé à Genève, l’engin participe du 14 au 30 septembre au concours international Solar Decathlon Europe à Madrid
L’objet, paré d’inox, est volumineux. En s’approchant, on remarque que l’intérieur, un espace de 1,5 m3, est rempli de dizaines de plaques minces et translucides. Rangées comme des disques 33 tours, elles ont été soigneusement espacées de 2 mm, permettant ainsi à l’air de circuler à travers le cube, comme à travers un épais grillage. En plus, chacune de ces plaques est en réalité creuse, l’espace interne étant cloisonné sous forme de longs tubes. Toutes ces alvéoles sont remplies d’eau et scellées.
Mais à quoi peut bien servir ce curieux engin de plus d’une tonne, installé dans l’atelier de mécanique de la Section des sciences de la Terre et de l’environnement?
Technologie passive
«A faire souffler une brise nocturne en plein midi, répond simplement Pierre Hollmuller, concepteur de l’objet et adjoint scientifique à l’Institut des sciences de l’environnement et à l’Institut Forel de la Faculté des sciences. C’est un déphaseur. Il s’installe sur le système de ventilation d’un bâtiment et permet de manière passive – ou presque puisqu’un ventilateur suffit pour le faire fonctionner – de retarder de douze heures la variation de température quotidienne de l’air. En d’autres termes, la température qui en sort à midi est la même que celle qui y est entrée à minuit.»
Pas de miracle ni de charlatanisme dans ce gros morceau de technologie nettement moins rudimentaire qu’il n’y paraît de prime abord. Il est au contraire le résultat – inattendu – d’une analyse poussée des équations de diffusion de chaleur de l’air dans un tube d’aération. Le dispositif est d’ailleurs pris au sérieux par la communauté scientifique puisqu’il participe à la deuxième édition du concours international Solar Decathlon Europe qui se tient à Madrid du 14 au 30 septembre. Le but de cette compétition, qui s’adresse aux universités, consiste à construire des petites maisons consommant le moins d’énergie et produisant le moins de déchets possible. L’appareil de Pierre Hollmuller a éveillé l’intérêt d’une équipe de chercheurs de Grenoble participant à l’épreuve et a gagné ainsi son ticket pour la capitale espagnole. Le déphaseur vit ainsi sa première mise à l’épreuve en conditions réelles.
«J’ai découvert le principe du déphaseur totalement par hasard, explique Pierre Hollmuller. Je travaillais, il y a quelques années, sur un autre système de ventilation, le puits canadien, dont les tubes sont en partie enterrés. Le principe consiste à profiter de l’inertie thermique du sol pour refroidir ou réchauffer (selon la saison) l’air puisé à l’extérieur et à l’injecter dans un bâtiment à une température qui se situe dans la zone de confort.»
Dans ce cadre, le chercheur mène une étude poussée des phénomènes de diffusion de chaleur entre l’air et le terrain environnant dans l’idée de trouver des règles permettant d’optimiser le système. En jouant avec certains paramètres de ses équations, il s’aperçoit soudain qu’il peut, théoriquement du moins et dans une configuration spécifique, non plus amortir l’oscillation (saisonnière ou quotidienne) de la température de l’air, comme le ferait le puits canadien, mais la déphaser d’un demi-cycle tout en conservant son amplitude. En d’autres termes, ses calculs lui suggèrent qu’il est possible, d’un point de vue thermique, d’amener l’hiver en été, ou la nuit durant le jour.
«Je n’y ai pas cru, évidemment, se souvient Pierre Hollmuller. Je pensais m’être trompé dans mes calculs. J’ai alors testé l’idée à l’aide d’une simulation numérique. Et le résultat était le même. Mes calculs étaient donc corrects.»
Pour réaliser un tel déphasage, le dispositif doit cependant offrir une surface de contact direct la plus grande possible entre l’air et la masse censée jouer le rôle de capteur thermique. Au lieu d’un tube vide, il faut donc un espace rempli de matière à travers laquelle circule le gaz (l’air en l’occurrence). La fabrication de nombreux prototypes a montré que le remplissage doit être très régulier, qu’il s’agisse d’un empilement de billes ou de plaques. La capacité de stockage thermique de la matière utilisée doit également être la plus élevée possible. Après de nombreux essais, le chercheur opte finalement pour ces panneaux alvéolés en polycarbonate remplis d’eau.
Déphasage de six mois
Le phénomène de déphasage proprement dit résulte du découplage entre la propagation des molécules d’air et celle de la température. Dans la configuration d’un système d’aération habituel, à savoir un tube vide, gaz et chaleur avancent ensemble, le premier étant le support matériel de la seconde.
En revanche, si l’intérieur du tube est rempli de matière disposée en plaques fines, le gaz dépose en passant une partie de son énergie dans la masse. Résultat: si les molécules ressortent du dispositif rapidement, l’onde thermique, elle, est considérablement ralentie. Le système de stockage particulièrement efficace relâche l’énergie emmagasinée avec un certain retard qui peut être modulé à volonté en jouant sur le taux de ventilation et les dimensions de l’appareil. Celui-ci peut ainsi produire des déphasages de une, deux, six, ou même douze heures.
«En théorie, on pourrait créer un déphasage d’une demi-année et amener un vent hivernal durant la canicule estivale, précise Pierre Holl-muller. Mais cela demanderait un dispositif de plusieurs centaines de mètres de long. Il ne serait de toute façon pas réalisable car il faudrait que le système soit adiabatique, c’est-à-dire parfaitement isolé du monde extérieur afin de minimiser les pertes thermiques. Et rien qu’à notre petite échelle, ce paramètre se révèle déjà très difficile à maîtriser.»
En utilisant comme matériel de remplissage l’eau et son excellente capacité calorifique, le chercheur de Genève a réussi à inverser l’oscillation thermique quotidienne avec un déphaseur de 2 m de long traversé par un débit d’air de 300 m3 par heure. «Nous mesurons un petit amortissement de la température, note Pierre Hollmuller. Cela est certainement dû à des problèmes d’étanchéité.»
Dans la pratique, l’engin genevois (d’environ 2,5 m3, structure comprise) est suffisant pour pré-refroidir l’air avant de l’injecter dans une machine de froid et ainsi climatiser un pavillon de 70 m2 comme celui qui est exposé au Solar Decathlon Europe à Madrid. Ce choix permet d’économiser de l’électricité dans le système de refroidissement du bâtiment.
Le déphaseur pourrait également servir à climatiser des espaces de vie. Mais pour cela, il faudrait des débits d’air et, surtout, des dimensions nettement plus importantes. «Le pré-rafraîchissement nécessite environ 0,3 m3 de matériel de stockage thermique par pièce de 20 m2, explique Pierre Hollmuller. Pour le rafraîchissement complet d’un immeuble bien isolé et durant un été standard en zone urbaine, il faudrait compter le double. Plus concrètement, un bâtiment de bureaux de quatre étages aurait ainsi besoin d’un étage entier supplémentaire consacré à ce système de ventilation. Ce volume est 20 fois moins important que celui nécessaire au bon fonctionnement d’un puits canadien mais ce dernier peut exploiter le sous-sol sans empiéter sur l’espace de l’immeuble.»
Anton Vos