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Bruyant le cerveau? Non, juste approximatif!

On a longtemps pensé que la variabilité de la réponse des neurones à des stimuli identiques était la cause de la variabilité dans le comportement. C’est entièrement faux, prétend un chercheur genevois. Ce n’est pas le «bruit neuronal» qu’il faut blâmer mais l’ignorance du cerveau

Si les ordinateurs fonctionnaient avec des composants aussi peu fiables que les neurones, leur taux d’erreur exploserait et ils deviendraient totalement inutilisables. L’inverse n’est pourtant pas vrai: si la réponse des cellules nerveuses du cerveau à des stimuli identiques était aussi constante que celle qu’on attend des transistors, le cerveau ne serait pas pour autant plus efficace – bien qu’il consommerait beaucoup plus d’énergie. Autrement dit, la variabilité que l’on mesure dans la réaction des connexions nerveuses (le bruit) n’explique pas la variabilité que l’on observe dans le comportement des individus, contrairement à ce que prétend la théorie dominante sur ce sujet.

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C’est en tout cas la thèse que défend Alexandre Pouget, professeur au Département de neurosciences fondamentales de la Faculté de médecine, dans un article de perspective publié dans la revue Neuron du 12 avril 2012. Pour lui, si un joueur de football n’arrive pas à décocher deux fois exactement le même tir au penalty, si même le champion de tennis Roger Federer ne parvient pas à répéter parfaitement son fameux coup droit au millimètre près ou encore, plus simplement, si un œil n’effectue jamais, d’une fois sur l’autre, un mouvement identique pour suivre un point noir se déplaçant sur un écran blanc, ce n’est pas parce que la réponse des neurones fluctue d’une fois à l’autre. C’est à cause de notre ignorance. Plus précisément à cause de l’incapacité du cerveau à connaître et à maîtriser parfaitement tous les paramètres du système: contrôle du mouvement, traitement de la vision, gestion des données environnementales, etc.

Que le cerveau produise un «bruit épouvantable», c’est indéniable et les chercheurs le savent depuis plus de trente ans. «Une cellule nerveuse communique avec ses voisines par de petites impulsions électriques, explique Alexandre Pouget. Des études sur des animaux et, plus récemment, sur des patients épileptiques ont permis de mesurer le nombre de décharges par seconde que relâche un neurone lorsque l’animal ou l’humain est soumis à une tâche simple, comme celle de suivre des yeux un point noir qui se déplace sur un écran.»

Il s’avère que les résultats suivent la loi statistique de Poisson. Cela signifie, par exemple, que si une cellule nerveuse relâche en moyenne 20 impulsions électriques par seconde, les scores successifs sont en réalité très dispersés, se situant de manière aléatoire entre 15 et 25, alors que l’expérience est toujours la même.

«Cette variabilité est énorme et très perturbante, note Alexandre Pouget. Cela dit, si l’on mesure au cours de la même expérience le mouvement des yeux de manière précise, lui non plus ne se répète jamais deux fois. Il n’en fallait pas plus pour établir une théorie liant les deux observations: la variabilité du comportement (mouvement des yeux) est due essentiellement à celle que l’on mesure dans le cerveau (bruit neuronal).»

Dans l’article de Neuron, cependant, le chercheur genevois propose une explication totalement opposée, affirmant en passant que le bruit du cerveau n’a aucune incidence sur le comportement. Il sera toujours inférieur à d’autres facteurs limitatifs.

La démonstration commence par un contre-exemple. Pour un droitier, le fait de jouer au ping-pong avec la main gauche engendre une variabilité dans les coups nettement plus grande que s’il joue avec la main droite. Si la théorie dominante était correcte, le bruit neuronal devrait être plus important dans les aires cérébrales de l’hémisphère droit (qui gère les mouvements de la partie gauche du corps) que dans celles de l’hémisphère gauche (qui contrôle le côté droit). Ce qu’aucune donnée scientifique ne soutient.

«Intuitivement, on se rend bien compte que ce n’est pas une question de bruit mais d’entraînement, affirme Alexandre Pouget. Parce qu’il a utilisé préférentiellement le bras droit durant toute sa vie, le cerveau d’un droitier possède une meilleure connaissance générale de ce membre. Il maîtrise mieux les muscles qui l’actionnent, son envergure dans l’espace, ses réactions dans différentes situations, etc. A l’inverse, le niveau de connaissance plus bas concernant la dynamique du bras gauche se traduit par une variabilité accrue dans les coups au ping-pong. En généralisant le propos, on peut dire que la variabilité du comportement dépend du niveau de connaissance que l’on a du domaine auquel se rattache la tâche que l’on effectue.»

Et si le comportement varie autant, c’est que la plupart des tâches que l’on effectue sont complexes. Actionner un bras pour qu’il se saisisse d’un objet est une opération extrêmement difficile. Aucun robot n’y parvient de manière aussi efficace que l’homme. Même suivre un point sur un écran, ce pourquoi le cerveau n’a pas été sélectionné au cours de l’évolution, n’est pas trivial. Les aires cérébrales qui s’en occupent sont spécialisées dans des mouvements naturels et non pas artificiels. Dans chaque cas, il est impossible pour le cerveau de maîtriser tous les aspects du problème. Il est obligé de faire des approximations qui surpassent de beaucoup le bruit neuronal et dont le prix est une variabilité dans les comportements.

Mauvaise optique

«Notre théorie a des conséquences intéressantes, précise Alexandre Pouget. Elle permet notamment d’expliquer pourquoi l’optique de l’œil humain est si mauvaise. La qualité de l’image qui est projetée sur la rétine, après le passage à travers la cornée et le cristallin, est en effet déplorable. Nous suggérons que les «algorithmes» qu’utilise le cerveau pour traiter les images (reconnaissance des objets, analyse du mouvement, etc.) sont obligés d’effectuer de telles approximations que les défauts de l’œil en deviennent négligeables.»

Selon le chercheur, l’évolution aurait amélioré l’optique de l’œil humain jusqu’au moment où ce n’est plus elle qui est la source dominante d’erreur, mais les algorithmes du cerveau. En d’autres termes, si l’on remplaçait les composants de l’œil par des lentilles parfaites, cela n’améliorerait pas les performances visuelles de l’individu.

Un autre exemple est la proprioception, qui est la capacité du cerveau à connaître la position du corps dans l’espace grâce à des récepteurs situés dans les muscles. Là aussi, la qualité du service est déplorable. Si on essaye de se toucher les deux index en fermant les yeux, cela ne marche de loin pas à tous les coups. En revanche, si l’on perd la proprioception, on est paralysé. Elle est donc essentielle à la survie.

«Une fois de plus, l’évolution a perfectionné cette faculté jusqu’au point où toute amélioration supplémentaire aurait été superflue, observe Alexandre Pouget. Le facteur limitant est devenu la capacité du cerveau à gérer les mouvements du corps, c’est-à-dire sa connaissance du système.»

Anton Vos