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Le croco craque
Contrairement au reste du corps, la face et la mâchoire des crocodiles ne sont pas recouvertes d’écailles conventionnelles. Leurs formes sont le résultat d’un craquement de la peau durant le développement, similaire à celui qui fissure la boue séchée
Avoir une peau de crocodile, c’est-à-dire sèche et craquante, est une expression bien plus pertinente qu’il n’y paraît. L’équipe de Michel Milinkovitch, professeur au Département de génétique et évolution de la Faculté des sciences, a en effet montré que la tête du grand reptile est recouverte d’écailles dont les motifs émergent d’un processus physique aléatoire de craquage de la peau qui a lieu lors de son développement embryonnaire. Comme le précise l’article paru le 29 novembre dans la version en ligne du magazine Science, c’est la première fois qu’un tel phénomène est observé dans le règne animal. Retour sur une découverte dont les implications pourraient bien dépasser le seul cas du crocodile.
C’est une visite en 2009 à la Ferme aux Crocodiles à Pierrelatte, dans la vallée du Rhône, qui met la puce à l’oreille du biologiste genevois. Occupé à des prises de sang dans le cadre d’une autre étude, il remarque que la disposition des écailles sur la face et la mâchoire de ces animaux semble totalement chaotique. Il y en a des grandes, des petites, les formes semblent aléatoires, etc. Cela le surprend d’autant plus que chez les autres reptiles, les serpents et les lézards notamment, l’assemblage des écailles est parfaitement régulier d’un individu à l’autre au sein d’une même espèce. A tel point qu’elles portent même toutes leur propre nom.
En l’occurrence, comparaison n’est pas forcément raison puisque du point de vue évolutif, le crocodile est plus proche des oiseaux que des serpents et des lézards. Il n’en reste pas moins que la curiosité du biologiste est titillée. L’idée reste dans un coin de sa tête durant une année avant qu’il ne se décide à la creuser plus sérieusement avec son équipe du Laboratoire d’évolution naturelle et artificielle.
Les chercheurs se mettent alors à photographier des gueules de crocodiles sous toutes les coutures et en très haute résolution. Grâce aux clichés, ils reconstituent les têtes en 3D sur ordinateur. L’étape suivante consiste à développer un logiciel adapté à leurs besoins qui leur permet de faire ressortir les sillons entre les écailles et de comparer les dessins qu’ils forment des deux côtés de la tête. Chez le serpent des blés, utilisé comme contrôle, les polygones gauches et droits se superposent proprement. Les motifs sont parfaitement symétriques. Chez le croco, en revanche, les plaques font preuve d’une totale indiscipline.
Plumes, poils et écailles
«Dans tout le règne animal, chaque plume, poil ou écaille est généré par le même mécanisme, explique Michel Milinkovitch. Ces entités morphologiques sont toujours issues de ce qu’on appelle des unités développementales qui apparaissent sur la peau de l’embryon. Ces unités sont formées de cellules dont la prolifération et la différenciation en cellule de poil, de plume ou d’écaille sont contrôlées par des gènes spécifiques. Elles sont réparties de manière régulière sur la peau selon une distribution stéréotypée. Nos premiers résultats ont montré que les écailles de la tête des crocodiles ne semblaient pas obéir à cette logique.»
Après vérification, la face et la mâchoire des embryons de crocodiles sont bel et bien dépourvues d’unités développementales. Elles sont en revanche parsemées de petits organes mécano-sensoriels qui, après la naissance, apparaissent sur sa peau comme des points plus foncés. (Ce sont eux, par exemple, qui permettent à l’animal de localiser la source d’une perturbation qui se propage sur la surface de l’eau et de s’orienter immédiatement dans sa direction.)
Si l’origine des écailles n’est pas l’unité développementale, quelle est-elle? Pour en savoir plus, l’équipe de Michel Milinkovitch se lance dans une analyse statistique de la distribution des écailles. Tout est pris en compte: la forme des fissures, les angles, le nombre d’écailles voisines, leur taille, etc. Il en ressort que le phénomène physique qui est le plus à même de reproduire des motifs semblables à ceux de la peau du crocodile est le «craquage». Ce processus est le même que celui qui fissure une étendue de boue séchée, une porcelaine chinoise ou encore de la peinture qui s’écaille.
Dans chacun de ces trois cas, deux couches de matière différente sont collées ensemble. L’une se contracte et finit par céder aux tensions de surface qui sont ainsi créées. Le processus en entier, l’apparition des fissures, leur propagation et leur jonction, a été bien étudié par les physiciens. L’une des caractéristiques de ce phénomène, l’apparition d’angles droits aux endroits où deux sillons se rejoignent, se retrouve notamment sur la peau du crocodile. Par ailleurs, les chercheurs ont remarqué que les fissures contournent ou s’arrêtent pile devant les petits organes mécano-sensoriels de l’animal, précisément comme se comportent les cassures dans la boue lorsqu’elles rencontrent un obstacle.
Peau très résistante
La tête du crocodile se différencie néanmoins de la porcelaine chinoise dans la mesure où ce n’est pas la couche superficielle, la peau, qui se contracte mais plutôt l’os en dessous qui grandit plus vite.
«Sans en avoir la preuve absolue, nous pensons que le craquage s’explique par la nécessité pour le crocodile de disposer d’une peau très résistante dès la naissance, avance Michel Milinkovitch. Dans son cas, la nature a opté pour la solution d’une peau qui produit beaucoup de kératine très tôt dans le développement, ce qui la rend très rigide. La croissance de la tête provoque ensuite son étirement et, ayant perdu de sa souplesse, elle finit par craquer.»
Il y a pourtant un hic. Le craquage est synonyme de blessure, c’est-à-dire que ce mécanisme risque de provoquer des saignements et des cicatrisations. En opérant des coupes histologiques, les biologistes se sont toutefois aperçus qu’il n’y a pas de franche rupture des différentes couches dermatologiques. C’est un peu comme si la peau se creusait de sillons tout en conservant ininterrompue une couche de cellules protectrice.
«Il y a quelques années, des biologistes avaient suggéré, dans un contexte totalement différent, qu’il puisse exister un lien entre le stress physique et la prolifération cellulaire, précise Michel Milinkovitch. La tension superficielle qui apparaît sur la peau de la tête du crocodile durant son développement est bien une forme de stress mécanique. Celui-ci entraîne une prolifération cellulaire, principalement aux endroits où la tension est la plus forte, c’est-à-dire là où une fissure a le plus de chance d’apparaître. Comme nous nous trouvons dans un contexte biologique, au lieu de craquer de manière nette comme le ferait la boue, la peau du croco, grâce à la prolifération cellulaire, se creuse et forme des fissures sans provoquer de blessures. Le plus fascinant, c’est que ce craquage «biologique» de la peau se comporte ensuite exactement de la même manière que le craquage de la boue.»
C’est la première fois qu’un mécanisme principalement physique s’avère responsable d’un trait biologique macroscopique. Il n’est cependant pas certain que cet exemple soit unique. Le lien entre le stress et la prolifération cellulaire pourrait expliquer d’autres processus biologiques au cours desquels survient le creusement d’une cavité: la formation des organes, la gastrulation de l’embryon, etc.
Anton Vos