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Dossier | PlanetSolar
le Gulf Stream: des Bahamas au grand plongeon
Le courant chaud de l’Atlantique Nord modère le climat européen et, en plongeant dans les abysses en mer de Norvège, envoie par le fond de grandes quantités de carbone fixé par le phytoplancton
Le Gulf Stream est un long fleuve tranquille. Bien que son nom évoque le golfe du Mexique, ce courant marin n’y puise que peu d’énergie. L’essentiel de sa chaleur vient de l’Atlantique tropical et de la mer des Caraïbes. Après avoir suivi deux routes de part et d’autre des Antilles, les courants chauds du sud se regroupent à l’est de la pointe de la Floride en un point qui ne varie que très peu d’une année à l’autre. C’est là que naît le Gulf Stream. Le courant y est poussé vers le nord par les vents dominants. Il se laisse entraîner aussi par les forces induites par la rotation de la Terre. Mais son véritable moteur se situe plus au nord, dans la mer du Groenland et celle du Labrador. Là-bas, devenus froids et salés, en un mot plus denses que les eaux avoisinantes, les ultimes prolongements du Gulf Stream plongent dans les profondeurs de l’océan, entraînant à sa suite tout le fleuve marin. Commence alors une ronde planétaire qui passe par les abysses de tous les océans du monde. En fin de course, une partie de cette circulation remonte à la surface dans l’océan Atlantique au niveau de l’équateur et rejoint le début du Gulf Stream pour se payer un autre tour de carrousel.
Ce carrousel, les océanographes lui ont donné un nom : la circulation thermohaline qui joue un rôle dans les échanges de chaleur à l’échelle planétaire et donc dans le contrôle du climat global. Entraînée par ce mouvement continu, une goutte d’eau met des millénaires à en boucler un seul tour.
«Le Gulf Stream ne représente qu’une portion de ce parcours mais son impact en Europe est considérable, explique Christel Hassler, professeure assistante à l’Institut Forel, Faculté des sciences, et membre de l’expédition DeepWater qui vise, à bord du bateau solaire Tûranor PlanetSolar, à étudier le fameux courant. Par évaporation et contact avec l’atmosphère, il apporte de la chaleur des tropiques vers les côtes de l’Europe. C’est grâce à lui, par exemple, que nous passons à Genève des hivers modérés qui n’ont rien à voir avec les conditions rudes que l’on peut rencontrer à Ottawa (température moyenne de -10° C en janvier), la capitale du Canada étant pourtant située à peu près à la même latitude.»
L’influence de ce courant se fait sentir jusque sur les côtes norvégiennes de la mer du Nord. Le cap Nord demeure en effet libre de glaces toute l’année alors qu’en hiver la banquise recouvre une grande partie de la mer Baltique pourtant bien plus au sud.
En plus d’être chaud, le Gulf Stream est aussi très puissant. Au large des Etats-Unis, lorsqu’il oblique vers l’Europe, il possède une vitesse atteignant les 9 km/h. Avec sa centaine de kilomètres de large et ses 800 m de profondeur, ce courant marin remplirait le Léman en 20 minutes. Pas étonnant qu’il ait été repéré dès le XVIe siècle par les conquistadors espagnols qui l’ont ensuite régulièrement exploité lors de leurs voyages de retour en Europe (tout en l’évitant dans l’autre sens). Cette stratégie a amené au cours des siècles de nombreux navires chargés de trésors à longer les Keys, un chapelet d’îles au sud de la Floride, pour rejoindre le tapis roulant. Nombre d’entre eux y ont fait naufrage sur des récifs, offrant leur riche cargaison aux habitants des îles. Au point de créer une véritable industrie locale de naufrageurs au XIXe siècle.
En remontant la côte américaine, le Gulf Stream finit par rencontrer un autre courant circulant en sens contraire : le glacial courant du Labrador, venu de l’océan Arctique. Le résultat est un fléchissement du Gulf Stream vers l’est, laissant à l’autre le loisir de refroidir les côtes du Canada et de la Nouvelle-Angleterre. Le voisinage des deux courants que tout sépare (température, salinité, direction…) provoque des frictions. C’est en partie à cause d’elles que le Gulf Stream, en s’enfonçant dans l’Atlantique, commence à serpenter et à former de majestueux méandres qui évoluent lentement avec le temps. Des grands remous, aussi appelés vortex ou eddies en anglais, apparaissent et disparaissent en marge du courant chaud. Certains engendrent des remontées d’eau froide venue des profondeurs, d’autres, au contraire, provoquent des descentes d’eau chaude.
«En règle générale, l’eau froide venue des profondeurs est riche en minéraux comme le fer, les nitrates et les phosphates, autant de nutriments essentiels pour le phytoplancton, poursuit Christel Hassler. Ce dernier a donc tendance à proliférer rapidement dans ces vortex d’eau froide. L’un de nos objectifs scientifiques consiste à localiser et à étudier des eddies dont certains peuvent mesurer quelques centaines de kilomètres de diamètre et persister plusieurs mois. Nous aimerions réaliser des séries de profils de température, de salinité mais aussi d’activité biologique jusqu’à 250 m de profondeur (lire ci-contre).»
En poursuivant sa route vers l’est, le Gulf Stream se divise en deux à la hauteur des Açores et perd son nom. Une branche continue vers l’Espagne, descend vers le sud, longe les côtes de l’Afrique et retraverse l’Atlantique vers l’équateur avant de rejoindre les Antilles et de fermer la boucle au large de la Floride. C’est le gyre subtropical de l’Atlantique Nord qui entoure la mer des Sargasses et qu’empruntent, entre autres, les tortues marines.
L’autre branche, appelée le courant Nord-Atlantique, est déviée vers le nord et l’Islande où elle se divise encore, direction la Norvège d’un côté, et la pointe du Groenland de l’autre. Après ce long trajet, l’eau s’est considérablement refroidie. Elle a transmis l’essentiel de sa chaleur à l’atmosphère qui l’a à son tour apportée au continent européen. L’évaporation a été telle que l’eau restante est également devenue très salée. En arrivant dans les régions polaires, elle subit un dernier brusque coup de froid. La combinaison de la salinité et du froid fait que la densité du courant dépasse subitement celle de la mer environnante qui, pour sa part, reçoit un apport important d’eau douce (et donc légère) issue de la fonte des glaces.
L’eau finit donc par plonger. Cette formation d’eau profonde est un phénomène qui n’existe, à cette échelle du moins, qu’en Atlantique Nord. Le phénomène se déroule essentiellement en mer de Norvège et, dans une moindre mesure, en mer du Labrador et en mer du Groenland. A ces endroits, et de manière assez variable selon la saison, l’eau descend à pic de plusieurs kilomètres, parfois assez rapidement. Une fois en bas, elle alimente alors ce qu’on appelle l’Eau Atlantique Profonde (N orth Atlantic Deep Water). Cette dernière forme une rivière d’eau très salée à 2000-3000 mètres de profondeur qui descend l’océan Atlantique jusqu’en Antarctique. Elle recueille au passage diverses contributions, dont celle de la Méditerranée dont une partie de l’eau salée plonge aussi au sortir du détroit de Gibraltar. La rivière sous-marine rejoint finalement le courant circumpolaire antarctique, encore plus puissant que le Gulf Stream.
De là, l’eau est distribuée dans les trois océans, Pacifique, Indien et Atlantique. Dans chaque cas, elle remonte environ au niveau de l’équateur et des côtes continentales pour alimenter les gyres subtropicaux des hémisphères Nord et Sud dont fait partie le Gulf Stream.
«Notre espoir est d’identifier l’endroit où l’eau plonge, annonce Christel Hassler. Malheureusement, en été, la zone concernée est très petite. Il n’est pas sûr que nous la trouvions. Avec PlanetSolar, nous allons donc quadriller la région au nord de l’Islande, là où nous aurons le plus de chance de succès. Je serai à bord du bateau pour cette partie du voyage. Il faudra suivre sans cesse le résultat de nos mesures de salinité et de température grâce auxquelles nous pourrons peut-être reconnaître et étudier de manière approfondie ce phénomène.»
Un phénomène unique et précieux.
Car non seulement il contribue à alimenter le Gulf Stream et donc à modérer le climat européen. Mais en plus, il envoie régulièrement par le fond, sans possibilité de retour, d’énormes quantités de carbone soustraites à l’atmosphère par le phytoplancton et les cyanobactéries, aussi appelées algues bleues-vertes, ce qui atténue l’émission des gaz à effet de serre due aux activités humaines.
Ces petits organismes sont en effet aussi efficaces que l’ensemble des prairies et des forêts pour fixer le gaz carbonique. A lui seul, le phytoplancton produit la moitié de l’oxygène que nous respirons. Phytoplancton et bactéries se régénèrent aussi très rapidement (leur population peut doubler en quelques jours) tout en étant sensibles aux conditions environnementales. Ils représentent donc d’excellentes sentinelles pour mesurer la pression anthropique sur la nature. C’est pourquoi les chercheurs genevois étudieront de manière intensive leur distribution le long du Gulf Stream ainsi qu’en profondeur.
Mesure du courantA bord du bateau solaire Tûranor PlanetSolar, un radar à effet Doppler mesure en continu la force du courant et sa direction depuis sa surface jusqu’à une centaine de mètres de profondeur. A partir de Miami, toutes les minutes, un appareil pompe un peu d’eau de mer et en analyse les propriétés. Celles-ci comprennent la salinité, la température et le taux d’oxygène mais aussi la quantité de chlorophylle « a », de phycocyanine et de phycoérythrine. Le premier composé est un pigment photosynthétique présent dans l’ensemble du phytoplancton et qui renseigne sur l’importance de son stock. Les deux autres sont utilisés par les cyanobactéries. Cyanobactéries et phytoplancton prolifèrent dans des régions aux conditions (température, salinité) différentes et ne partagent pas les mêmes nutriments mais jouent tous les deux un rôle considérable dans la fixation du gaz carbonique présent dans l’atmosphère et donc dans le climat global. Deux fois par jour, matin et soir, les chercheurs réalisent un sondage jusqu’à 250 m de profondeur, effectuant les mêmes mesures qu’en surface et en y ajoutant celle de la luminosité. Dans les remous du Gulf Stream, appelés eddies, et éventuellement dans la zone de formation d’eau profonde, les sondages seront plus fréquents. Ces données, alliées à celles sur les aérosols (lire en page 30), fourniront un tableau inédit du Gulf Stream, rassemblant les caractéristiques physiques et biologiques non seulement du courant mais aussi de l’air qui le surplombe. |
La mission oubliéeEn juillet 1969, le monde entier a les yeux rivés sur le ciel pour suivre l’aventure haletante de l’équipage d’Apollo 11 en partance pour la Lune. Qui se souvient qu’au même moment, entre 100 et 700 m sous la surface de l’Atlantique, une autre capsule tout aussi hermétique se laisse porter tranquillement par le Gulf Stream ? Le 16 juillet, à bord du sous-marin PX-15 Ben Franklin, l’océanographe et explorateur suisse Jacques Piccard, fils d’Auguste et père de Bertrand, admire le plancton qui l’entoure au travers d’un des 29 hublots du submersible qu’il a lui-même conçu. Il n’est qu’à 60 miles de Cap Canaveral au moment du lancement d’Apollo 11. Quatre jours plus tard, les deux premiers hommes de l’histoire marchent sur la Lune. Dans un article qu’il écrira dans le New York Times le 20 août, Piccard note que « mis à part les 800 millions de Chinois et Albanais », lui et ses cinq compagnons sont probablement les seuls êtres humains sur Terre à avoir manqué la retransmission de l’événement à la télévision. Jacques Piccard, qui a étudié l’économie à l’Université de Genève, est alors déjà connu du grand public pour avoir été le premier, en 1960, à toucher le fond de la fosse des Mariannes à 10 916 m de profondeur à bord du Trieste. Il est également le constructeur du mésoscaphe Auguste Piccard qui emportera plus de 30 000 personnes admirer le fond du Léman entre 1963 et 1965. Construit par l’entreprise Giovanola à Monthey, le Ben Franklin est dessiné spécialement pour sa mission: l’étude du Gulf Stream. Parfaitement silencieux, il est emporté par le puissant courant à une vitesse moyenne de 2 nœuds. A l’aide d’une multitude de détecteurs, l’équipage effectue des millions de relevés de température, de salinité et de composition de l’eau, notamment en chlorophylle et en sels minéraux. Suivi en surface par le navire océanographique Privateer qui déclenche régulièrement des explosions en surface, le submersible mesure aussi les échos et la vitesse du son dans l’eau. L’ingénieur suisse Erwin Aebersold est également à bord du Ben Franklin. Il rédige un journal précis et richement illustré de l’expédition. Ironiquement, la compagnie américaine Grumman Corporation qui a financé le projet, convaincue par Jacques Piccard de l’importance d’étudier le Gulf Stream, est la même qui a construit le module lunaire (LEM) de la mission Apollo. L’agence spatiale des Etats-Unis, la Nasa, joue elle aussi sur les deux tableaux puisqu’un de ses scientifiques est à bord du Ben Franklin pour étudier les conditions de vie prolongée (des humains et des microbes) dans un espace confiné en vue de la construction d’une station spatiale habitée (Skylab sera mise en orbite de 1973 à 1979). En tout, le périple sous-marin durera 31 jours. Parti au large de Palm Beach en Floride, le submersible de 130 tonnes parcourt 1500 miles nautiques. Après s’être fait enlacer par un calmar et attaquer par un espadon agressif, il refait surface au large de la Nouvelle-Ecosse le 14 août. |