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Dossier | ACQWA
Le déclin des neiges éternelles du Kirghizistan
Moins de pluies en été, glaciers en recul : les débits des cours d’eau de la chaîne de montagne Tien Shan d’Asie centrale s’approchent de leur maximum, qui surviendra probablement avant 2050. Ensuite, ils diminueront, accentuant la sécheresse estivale et les tensions entre pays
Il a beaucoup plu cet été 2013 dans la vallée de la Chon-Kemin, au nord du Kirghizistan. Les précipitations abondantes, inhabituelles pour la saison sèche, ont gonflé cette rivière qui contribue à alimenter la capitale Bichkek en eau potable et en irrigation. Mais cette météo favorable n’est qu’un leurre passager qui cache une réalité inverse. En effet, sous l’action des changements climatiques, une métamorphose profonde du système hydrologique est en cours dans le Tien Shan (Montagnes célestes en mandarin). Cette chaîne montagneuse, qui compte des sommets de plus de 7000 mètres et dont 15 000 km2 sont encore couverts de glaciers, occupe la quasi-totalité de la surface du pays. Et il se pourrait bien que, d’ici à une décennie ou deux, les parties les plus basses de ce château d’eau d’Asie centrale ne possèdent plus les ressources en eau nécessaires pour répondre en toutes saisons aux attentes des populations qui habitent à ses pieds. Cela concerne les Kirghizes, bien sûr, mais aussi les habitants des pays limitrophes comme l’Ouzbékistan, le Kazakhstan ou encore la Chine.
Pic de l’eau
A cet égard, la vallée de la Chon-Kemin constitue un bon indicateur et, malgré les apparences d’un récent été humide, les changements y sont déjà perceptibles. C’est pourquoi Annina Sorg, chercheuse à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université de Genève et à l’Institut de géologie de l’Université de Berne, l’a choisie comme sujet d’étude dans le cadre de sa thèse, faisant elle-même partie du projet ACQWA. « Comme la vallée de la Chon-Kemin est située en moyenne altitude, ses glaciers fondent particulièrement vite, explique la chercheuse qui a effectué plusieurs séjours au Kirghizistan ces dernières années. Les données météorologiques et hydrologiques que nous possédons et qui remontent à 1936 indiquent d’ailleurs que le débit annuel de la Chon-Kemin a augmenté ces dernières décennies, probablement alimenté par cette fonte accélérée des glaces et de la neige.»
Le problème, c’est que lorsque le volume des glaciers – qui couvrent encore 8 % de la vallée – aura trop diminué, le débit du cours d’eau commencera à faiblir à son tour si d’autres sources (pluies, fonte du permafrost…) ne viennent pas compenser cette perte. Les chercheurs appellent ce basculement du débit le « pic de l’eau ». Par manque de données, on ignore pour l’instant si la Chon-Kemin ainsi que les autres rivières du Tien Shan l’ont déjà passé ou sont en passe de le faire.
«A partir d’un modèle de simulation qui permet de réaliser des projections dans les prochaines décennies, j’essaie de déterminer à quel stade se trouve la Chon-Kemin, précise Annina Sorg. Je me base sur des données obtenues sur le terrain et par satellite ainsi que sur les scénarios climatiques régionaux dans le cinquième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).»
Selon ses résultats préliminaires, qui doivent encore être publiés dans une revue de référence, les glaciers de la Chon-Kemin disparaîtront presque complètement vers la fin du XXIe siècle. La rivière, quant à elle, a déjà atteint son pic de l’eau à la fin du millénaire passé et les débits annuels n’augmenteront guère à l’avenir.
Régime nivo-pluvial L’analyse hydrologique montre que la Chon-Kemin a en effet déjà commencé à changer de régime. Avant les années 1960, il existait une corrélation entre les fluctuations du débit de la rivière et la température estivale, elle-même directement liée au taux de fonte des glaciers. Cependant, par la suite, le débit a commencé à dépendre davantage des précipitations, en général plus abondantes en hiver qu’en été.
En termes techniques, il semblerait que la Chon-Kemin soit en train de passer d’un régime hydrologique nivo-glaciaire à un régime nivo-pluvial. Autrement dit, le moment de l’année où le débit de la rivière est maximal se décale lentement de l’été au printemps, quittant ainsi la saison qui en aurait le plus besoin pour l’irrigation et la consommation des foyers.
La vallée de la Chon-Kemin, située près de la bordure nord des montagnes et des plaines arides du Kazakhstan, est particulièrement vulnérable. Mais la situation dans le reste du Tien Shan n’est pas plus encourageante. Dans un article paru le 29 juillet 2012 dans la revue Nature Climate Change, Martin Beniston, professeur et directeur de l’Institut des sciences de l’environnement, Annina Sorg et leurs collègues ont en effet brossé un tableau plus général du Kirghizistan. Une première dans cette région pour laquelle il manquait une vision cohérente de la situation en raison de l’absence de données et d’études, surtout depuis la chute de l’Union soviétique en 1991.
Glaciers faméliques
Il en ressort que les glaciers du Tien Shan, qui couvrent aujourd’hui une surface de 15 000 km2, ont perdu entre 0,1 et 0,8 % de leur surface chaque année pendant ces dernières décennies, un recul comparable à celui des glaciers alpins. Dans un avenir plus ou moins proche, les spécialistes prévoient donc que les glaciers de moyenne altitude, devenus faméliques, ne pourront plus fournir de l’eau de fonte en suffisance en été.
Pour ne rien arranger, les projections du GIEC pour l’Asie centrale d’ici à 2050 font état d’une diminution des précipitations estivales de 4 à 7 %, d’une augmentation des pluies en hiver dans les mêmes proportions (entre 4 et 8 %) et d’une hausse de la température moyenne de 4 °C. Si ces conditions se réalisent, elles pourraient accentuer les épisodes de sécheresses estivales.
«Les images satellites optiques montrent que le nombre de jours par année où le sol est couvert de neige s’est réduit de deux semaines environ au cours des vingt-cinq dernières années, note Jean-Pierre Dedieu, chercheur au Laboratoire d’hydrologie et environnement à l’Université de Grenoble et membre du projet ACQWA. Ces images ne fournissent pas d’informations sur l’épaisseur de la neige ou de la glace, mais permettent de connaître leurs superficies. Les rares stations de mesures datant de l’ère soviétique encore en fonction (nous disposons de cinq points sur une surface qui correspond à un tiers de celle de la Suisse) confirment cette tendance sur le terrain.»
En poussant plus loin l’analyse des images satellites, le chercheur a remarqué que la variation de la couverture neigeuse d’une année à l’autre, voire même à l’intérieur de la même année, est particulièrement grande dans certaines zones du pays.
«Depuis 2000, on observe par endroits comme une palpitation, poursuit Jean-Pierre Dedieu. Les périodes avec ou sans neige se succèdent rapidement. Il se trouve que ces variations interannuelles n’ont lieu que sur de hauts plateaux, perchés à plus de 3000 mètres, là où le sol était autrefois continuellement gelé. Ce permafrost est actuellement en train de fondre. On le voit notamment aux pylônes électriques, vissés dans le sol gelé, qui commencent à s’enfoncer dans le terrain.»
A cause de cela, les premiers désagréments que subiront les populations des steppes d’altitude, avant même la vision de la fonte des glaciers et la perturbation des régimes des rivières, seront probablement l’apparition de nouveaux marécages et leurs lots de moustiques.
La fonte du permafrost et des glaciers, la perturbation des débits des cours d’eau, la croissance incessante de la consommation d’eau dans les plaines au pied du Tien Shan n’auront pas seulement des conséquences sociales et politiques (lire ci-contre). L’environnement est lui aussi en péril. Et notamment la mer d’Aral au Kazakhstan, cette mer intérieure pour moitié alimentée par le Syr-Daria issu du Kirghizistan et qui a déjà perdu les trois quarts de sa surface.