Campus n°116

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Dossier | Impôts

Fiscalité: le grand chambardement

Sous la pression de la communauté internationale, la Suisse a profondément modifié son système fiscal au cours des dernières années, abandonnant notamment le secret bancaire pour jouer la carte de la transparence. Une évolution qui devrait se poursuivre ces prochaines années et qui n’épargnera pas Genève, en première ligne pour ce qui est de l’imposition des entreprises

De mémoire de fiscaliste, la Suisse n’avait jamais connu une telle effervescence. Qu’il s’agisse du secret bancaire, des négociations sur la double imposition menées avec la France, des menées américaines pour faire adopter le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca), des pressions opérées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Union européenne pour réformer le système de taxation des entreprises, du forfait fiscal, de la péréquation cantonale ou de la réforme du droit fiscal pénal, les dossiers chauds abondent tant sur le plan international qu’à l’intérieur du pays.

A l’heure d’opérer un certain nombre de choix qui pourraient s’avérer cruciaux pour les années à venir, Xavier Oberson, professeur ordinaire de droit fiscal suisse et international à la Faculté de droit et fondateur du LL.M. Tax de l’Université de Genève (lire en page 21), fait le point sur les atouts et les handicaps dont dispose la Suisse depuis le virage amorcé par le Conseil fédéral au printemps 2009.

« L’histoire retiendra sans doute la date du vendredi 13 mars 2009 comme celle d’une sorte de big bang pour le système fiscal suisse, explique le professeur. C’est en effet ce jour-là, dans le cadre d’une conférence de presse, que le Conseil fédéral, par l’intermédiaire de M. Merz, alors responsable du Département des finances, a annoncé au monde entier que la Suisse allait accepter l’échange de renseignements en matière fiscale. Ce qui revenait à dire que le secret bancaire était mort. »

Ce changement de cap radical, effectué le même jour par la Belgique et le Luxembourg au travers d’une déclaration similaire, n’est pas resté longtemps sans effet. Dans les deux ans qui ont suivi, la Suisse a ainsi renégocié une quarantaine de conventions de double imposition (lire ci-contre), notamment avec des pays majeurs comme les Etats-Unis – qui n’ont toujours pas ratifié cet accord –, la France ou l’Allemagne.

Les textes adoptés alors n’ont toutefois qu’une portée limitée puisque l’échange d’informations n’est possible que lorsque le demandeur est en mesure de fournir le nom du contribuable incriminé ainsi que celui de la banque concernée.

« J’ai participé aux négociations avec les Etats-Unis, commente Xavier Oberson. Le climat était bon, tout se passait très bien et nous avons obtenu un accord très équilibré. A ce moment, on pensait avoir accompli un pas de géant. Cela faisait près de soixante ans que tout le monde nous demandait cette mesure, alors on pensait qu’on aurait la paix et qu’on nous laisserait le temps d’adapter notre système tranquillement. »

Comme l’ensemble du camp suisse, le professeur n’allait pas tarder à déchanter. En 2011, c’est sous la pression de l’OCDE qu’un nouveau verrou saute. Envoyés en Suisse pour inspecter la réglementation fiscale nationale, un groupe d’experts de l’organisation économique rend un rapport très critique qui contraint le Conseil fédéral à revoir sa copie. Conséquence: pour obtenir des informations, il n’est dès lors plus nécessaire de fournir le nom de la banque concernée que « dans la mesure où il est connu. »

La même année, la Suisse cède encore un peu de terrain en acceptant d’entrer en matière sur les demandes groupées. Cette mesure permet l’obtention d’informations non plus uniquement sur des individus, mais sur des groupes, comme les employés d’une banque qui seraient soupçonnés de promouvoir la fraude fiscale, par exemple.

Dans ces conditions, et compte tenu de la manière dont les choses se sont passées depuis quatre ans, il ne serait guère étonnant que l’échange automatique d’informations soit entériné dans les années, voire les mois à venir. Le vrai débat étant aujourd’hui de savoir quel modèle sera finalement retenu.

Suite aux négociations menées avec Washington, la Suisse devrait en effet appliquer la loi fiscale américaine Fatca à partir du 1er juillet de cette année. Cette mesure doit permettre aux Etats-Unis d’obtenir l’imposition de tous les revenus provenant de comptes détenus à l’étranger par des personnes soumises à l’impôt sur leur territoire. Elle impose notamment aux établissements financiers étrangers l’obligation de transmettre des informations concernant les comptes américains identifiés. Mais les Américains ne sont pas les seuls à faire pression, et la Suisse pourrait bientôt être contrainte de s’aligner également sur les nouveaux standards édictés par l’Union européenne et l’OCDE.

« La Suisse a sans doute commis une erreur stratégique en ne prenant pas vraiment au sérieux le ‘Rapport contre la concurrence dommageable» publié par l’OCDE en 1998’, constate Xavier Oberson. Ce texte qui, avec le recul, fait figure de feuille de route, stipule en effet qu’un Etat refusant de livrer des renseignements effectifs portant sur la fraude fiscale, se rend coupable de concurrence dommageable et, de fait, est passible d’une série de mesures de rétorsion allant de la liste noire à la dénonciation des conventions de double imposition en vigueur.

Latente au moment de la publication du rapport de l’OCDE, la menace est devenue bien réelle avec le déclenchement de la crise financière de 2008. « Depuis cet épisode, le contexte a changé, poursuit le professeur. Les Etats cherchent désespérément des liquidités et s’accommodent de moins en moins des divergences fiscales qui peuvent leur être défavorables, l’opinion publique est moins tolérante à l’égard de ceux qui profitent du système et les médias sont aussi plus attentifs à ce type de sujets. »

Victime de son image de paradis fiscal, la Suisse a certes joué le rôle de bouc émissaire dans cette chasse aux sorcières, mais ce n’est de loin pas le seul Etat concerné par un mouvement qui semble devoir s’étendre à la planète tout entière. Preuve que les temps changent, le nombre d’accords d’échanges de renseignements en matière fiscale signés est passé d’une dizaine entre 2002 et 2008 à près de 900 entre 2008 et 2013. Et même Singapour ou les îles de Jersey et de Guernesey, régions dont on a longtemps prédit qu’elles profiteraient d’un éventuel désamour de la Suisse, sont aujourd’hui rentrées dans le rang.

« A moins de se rendre dans un coin perdu au milieu de l’océan, il devient difficile de placer de l’argent non déclaré, complète Xavier Oberson. Le monde de l’évasion fiscale et du secret bancaire est un monde qui est révolu, ce qui est sans doute mieux pour tout le monde, car on ne peut pas indéfiniment défendre un modèle d’affaires basé sur l’évasion fiscale. Cependant, s’il ne fait guère de doute que la Suisse ait pris la bonne décision en choisissant de jouer la carte de la transparence, on peut regretter que le gouvernement n’ait rien obtenu en échange faute de disposer d’une stratégie claire dans ce domaine. » Cette occasion manquée est d’autant plus regrettable que la Suisse se trouve aujourd’hui obligée de batailler pour obtenir l’accès au marché des services financiers de la zone euro, qui sont protégés par des règles très protectionnistes, sans plus disposer de la moindre monnaie d’échange.

Il s’agira donc de faire mieux dans l’autre grand dossier du moment: la fiscalité des entreprises. Il existe en effet dans un certain nombre de cantons suisses des statuts spéciaux pour les entreprises étrangères qui permettent à celles-ci de bénéficier d’une fiscalité avantageuse par rapport aux sociétés locales. Or, tant l’Union européenne que l’OCDE demandent la suppression de ces statuts depuis quelques années déjà, au motif qu’il s’agit de concurrence déloyale. Et la pression, qui concerne Genève au premier chef (lire à ce propos l’interview de David Hiler en page 22), est encore montée d’un cran depuis que les médias ont révélé les procédés d’optimisation fiscale à grande échelle qui ont permis à des multinationales comme Starbucks, Yahoo ! ou Google de payer des impôts avoisinant les 10 % durant des années.

« Dans ce dossier, il me semble que la Suisse à, cette fois-ci, pris le taureau par les cornes assez tôt pour se donner les moyens de réfléchir à des solutions alternatives et éviter une fuite massive des entreprises qui pourrait s’avérer très lourde de conséquences pour certains secteurs économiques, commente Xavier Oberson.

Je suis en revanche assez choqué par le fait que certains représentants de Dubai ou de Singapour soient déjà venus démarcher des clients chez nous. Et je trouve tout aussi regrettable que l’Angleterre ait jugé opportun de préciser que tous les ressortissants français qui viendraient à quitter la Suisse étaient les bienvenus chez eux où, soit dit en passant, ils bénéficieraient de conditions fiscales bien plus favorables qu’en Suisse.

Quant à l’abrogation des forfaits fiscaux, c’est au peuple qu’il reviendra de trancher suite au succès de l’initiative fédérale lancée par le Parti socialiste « Halte aux privilèges fiscaux des millionnaires (abolition des forfaits fiscaux) ». « Ce qui irrite certains de nos concitoyens, c’est sans doute l’aspect dérogatoire de cet impôt qui ne concerne que des étrangers ne travaillant pas en Suisse, explique Xavier Oberson. D’un côté, on peut estimer que cela crée une inégalité de traitement par rapport aux citoyens suisses. De l’autre, on peut penser que ce statut vise uniquement des gens qui se trouvent dans une situation très particulière, ce qui rend la question de l’égalité de traitement très discutable. Ces personnes, qui sont souvent des artistes ou des sportifs de haut niveau, n’utilisent par ailleurs pratiquement pas les infrastructures locales (écoles, hôpitaux). Ils fréquentent en revanche les restaurants et les boutiques, ce qui contribue à faire fonctionner l’économie locale. On pourrait sans doute imaginer un système qui soit à la fois plus global et plus souple, mais mon sentiment c’est surtout qu’on est en train de se tirer une balle dans le pied. Pour une fois que personne ne nous demandait rien, nous avons trouvé le moyen de remettre en cause une prestation avantageuse qui ne pose de problème à personne puisqu’elle existe partout ailleurs

Une formation pour anticiper le changement

« De nombreux aspects de mon enseignement à mes étudiants au sein de l’Université ont évolué fondamentalement au cours de ces dernières années, reconnaît Xavier Oberson, professeur ordinaire de droit fiscal suisse et international (Faculté de droit). Et c’était totalement prévisible. La seule chose qui a surpris tout le monde, c’est la vitesse à laquelle tout cela s’est prod uit. » Pour faire face à cette évolution accélérée, marquée par des changements parfois drastiques, un accroissement des risques fiscaux et une complexification constante de la réglementation, le professeur Oberson a mis sur pied le « LL.M. Tax », qu’il dirige aujourd’hui avec le Dr Jean-Frédéric Maraia, chargé de cours au Département de droit public de la Faculté de droit.Destiné aux professionnels de la fiscalité, cette maîtrise universitaire d’études avancées correspondant à 60 crédits ECTS s’effectue à temps partiel sur deux années académiques. Les 15 modules, proposés en collaboration avec plusieurs acteurs du secteur privé ainsi que la Faculté d’économie et de management de l’Université, offrent une vision complète et détaillée du système fiscal suisse et international avec pour objectif avoué de permettre aux participants « d’anticiper les changements et de s’y préparer ». http://llm-tax.ch