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«Une mécanique subtile qui exclut toute réforme en profondeur»
La taille et le fonctionnement de l’Etat social constituent des enjeux majeurs de politique nationale. Professeur au Département de science politique et relations internationales (Faculté des sciences de la société), spécialiste du système politique suisse, Pascal Sciarini livre son analyse.
Quelle place la question de l’Etat social occupe-t-elle sur l’échiquier politique suisse ?
Pascal Sciarini : C’est un des enjeux qui cristallise l’opposition gauche-droite, la droite soutenant une moindre intervention de l’Etat et la gauche ayant fait du développement de l’Etat providence son leitmotiv. En Suisse, la construction de cet Etat providence a également été tributaire des spécificités de la démocratie directe. Or, celle-ci a joué un rôle ambivalent qui explique la position d’équilibre où l’on se trouve actuellement sur cette question.
Quel a été ce rôle ?
Entre les années 1950 et 1980, la droite, majoritaire, a pu s’opposer par référendum aux avancées, même modestes, qui étaient proposées. Cela a retardé le développement de l’Etat social. Mais depuis une vingtaine d’années, la tendance s’est inversée. La démocratie directe a servi les intérêts de la gauche et permis de limiter le démantèlement voulu par la frange la plus conservatrice de la droite.
La droite a donc échoué dans sa tentative de démantèlement ?
Par rapport aux ambitions très néo-libérales qu’elle affichait au début des années 1990, le résultat est en effet assez modeste. Elle s’est rendu compte qu’elle ne pouvait pas aller aussi loin qu’elle le souhaitait, parce que ce n’était pas payant électoralement. Plusieurs votes, ces dernières années, ont montré l’attachement des Suisses à l’Etat social. Cela a été le cas notamment en 2004 avec le rejet de la 11e révision de l’AVS. La droite a fait le forcing au Parlement avant d’échouer largement devant le peuple. Nous sommes dans une situation où seules les propositions impliquant un équilibre des sacrifices peuvent passer la rampe. L’Etat social repose sur une mécanique très subtile qui empêche toute réforme en profondeur. Cela dit, la droite a quand même réussi à faire passer des mesures d’assainissement et à placer l’Etat social dans une position de retranchement, aidée en cela par la conjoncture et des problèmes structurels liés, par exemple, au vieillissement de la population.
Comment ont réagi les partis de gauche ?
Il y a eu une crispation, mais elle était à la mesure des attaques très virulentes de la droite. L’Etat providence est le domaine privilégié de la gauche. C’est même par ce biais qu’elle a le plus de chances de conserver son électorat, voire de reconquérir la frange de l’électorat ouvrier attiré, pour des raisons culturelles, par la droite populiste. Son discours sur la politique sociale séduit en effet aussi bien les ouvriers que la classe moyenne de son électorat, ceux qu’on appelle les « socio-culturels ».
Comment voyez-vous l’évolution de l’Etat social ces prochaines années ?
L’enjeu est aujourd’hui la question financière et la pérennité des assurances sociales. Il n’est plus question d’être pour ou contre l’Etat providence. La situation est aussi devenue plus complexe avec l’apparition de nouveaux types de risques. Jusqu’ici, le système était axé sur le père de famille. Aujourd’hui, nous vivons dans une société plus fragmentée, avec plus de femmes divorcées qui travaillent tout en assumant la prise en charge des enfants, avec des emplois de plus en plus précaires, et donc des parcours professionnels marqués par des cassures et des périodes de chômage. Quels sont les groupes de population sur lesquels il faut intervenir, comment faut-il intégrer les étrangers, les précarisés, les chômeurs de longue durée? La politique doit s’adapter à ces nouvelles réalités.
Cette évolution s’est déjà fait sentir avec l’assurance chômage…
Le phénomène du chômage de longue durée, qui fait partie de ces nouveaux risques, a conduit à un changement de cap de l’assurance chômage. On est passé d’un système qui protège à un système qui incite à la réinsertion. On continue donc d’affiner le mécanisme. Tant que la pression financière continuera de s’exercer, le système va certainement continuer à évoluer sur ce mode des petits pas, mais avec un jeu politique certainement plus brouillé.