Campus n°117

Un mariage de raison qui a bien tourné

Genève est suisse depuis deux siècles. Elève modèle de la confédération à partir de 1830, la cité du bout du lac a également joué un rôle clé dans la vocation humanitaire que s’est découverte la suisse au cours du XXe siècle. Pourtant, au moment où les troupes de Fribourg et de soleure débarquent au port noir, le 1er juin 1814, le destin du futur canton est loin d’être scellé

Le 1er juin 1814, deux bataillons suisses débarquent au Port Noir dans les habits du fiancé. Dans le rôle de la promise, Genève s’est parée de ses plus beaux atours. Pour célébrer cette noce promise de longue date, les cloches sonnent à toute volée sous un soleil étincelant, le canon retentit tandis qu’un cortège d’enfants escorte les militaires sous des arcs de triomphe formés de fleurs. Plus tard dans la journée, tout ce petit monde se réunit sur la plaine de Plainpalais pour manger, boire, danser et chanter. L’image est parfaite. Et, avec la complicité active des autorités, cet épisode va entrer dès le XIXe siècle dans l’histoire comme le symbole de la volonté immémoriale de deux parties de convoler en justes noces.

Voilà pour la thèse officielle. Dans les faits, la situation est nettement moins limpide. D’une part parce qu’au moment de l’arrivée des Suisses au Port Noir, la solution «helvétique» au problème genevois reste une probabilité très incertaine. De l’autre parce que la passion que sont censés se vouer les deux tourtereaux n’a pas la vivacité qu’on lui a souvent prêté.

Avec deux siècles de recul, force est pourtant de constater que le mariage a tenu. Genève y a trouvé la sécurité. La Suisse, un partenaire qui a beaucoup fait pour son rayonnement. Entretien avec Irène Herrmann, professeure associée à l’Unité d’histoire suisse (Faculté des lettres) et auteure d’une thèse consacrée au rattachement de Genève à la Confédération*.

L’historiographie traditionnelle explique l’adhésion de Genève à la Confédération par «un attachement séculaire» à la Suisse. Vos travaux montrent que cette thèse est très discutable, dans quelle mesure?

Irène Herrmann: Dès le XIXe siècle, l’historiographie a en effet consacré la thèse selon laquelle la transformation de Genève en canton résulte d’un désir de longue date de devenir suisse. Cette idée, que les magistrats du canton se sont efforcés d’accréditer en remaniant les documents officiels de l’époque, a suscité un formidable engouement parce qu’elle arrangeait tout le monde. Mais elle ne colle pas avec les faits. Pour quelles raisons, en effet, les édiles d’une cité qui plaçaient leur patrie au premier rang dans la marche glorieuse de l’espèce humaine auraient-elles volontairement intégré une Confédération divisée, pauvre et impuissante, si ce n’est parce que c’était dans leur intérêt à ce moment précis? L’idée du rattachement ne vient d’ailleurs ni des Genevois ni des Suisses.

De qui, alors?

Les premiers à élaborer des plans concrets dans ce sens sont, pour l’essentiel, les puissances alliées. Leur objectif est de contenir la France et son turbulent Empereur à l’intérieur de ses frontières de 1792. Pour y parvenir, ils souhaitent entourer la France d’un cordon d’Etats-tampons comprenant la Confédération. Mais pour que cette dernière remplisse correctement sa fonction, il est impératif de lui adjoindre Genève qui, idéalement, verrouille l’accès au lac Léman et, par là, la remontée du Rhône et la traversée du Simplon. Autrement dit, rattacher Genève à la Suisse apparaît comme le meilleur moyen d’empêcher la répétition ou du moins de retarder un scénario comparable à celui qui a préludé aux guerres napoléoniennes. Dans cette perspective, on le voit, le fait qu’il existe ou non des liens historiques entre Genève et la Suisse constitue un élément tout à fait secondaire.

Quelle est la position des Genevois au moment où s’amorce la retraite française en décembre 1813?

La situation est contrastée. Au sein des édiles, certains sont favorables à cette solution comme Pictet de Rochemont**, le futur négociateur suisse des Traité de Paris et de Vienne. Les représentants de la Commission du Léman, qui est chargée de la gestion administrative du Département français du même nom, sont, quant à eux, plutôt favorables à un rattachement à la France. Enfin, on trouve un groupe de magistrats très influents, conduits par Ami Lullin** et Joseph Des Arts**, qui se constitue en gouvernement provisoire afin de rétablir une République indépendante, ce qui est chose faite dès le 31 décembre.

Qu’est-ce qui a fait changer leur position?

La contre-offensive de Napoléon, dont les troupes sont à nouveau à Carouge en mars 1814. Ne doutant pas du sort qui leur serait réservé s’ils étaient pris, les membres du gouvernement provisoire se réfugient en Suisse. Lorsqu’ils reviennent, après l’abdication de Napoléon, leur stratégie a changé. Face à l’incertitude qui plane sur l’avenir, ils décident de miser sur le choix qui leur semble le plus sûr pour leur propre survie: celui de la Suisse. Et ils vont le faire avec une certaine habileté.

C’est-à-dire?

Tout d’abord, ils vont s’efforcer de donner à leur action une légitimité populaire. Une pétition est ainsi lancée. Ce texte, qui a été vu par la plupart des historiens comme l’assentiment des Genevois pour la solution suisse, se caractérise par un contenu très ambigu puisqu’il appelle à une association plus étroite que par le passé avec la Confédération tout en évoquant cette sage liberté et cette indépendance qui sont, aux yeux des Genevois, le premier de tous les biens. Quoi qu’il en soit, le plébiscite récolte près de 6500 signatures. C’est énorme pour un territoire alors peuplé d’environ 20 000 habitants, même si on y trouve des noms apparaissant plusieurs fois, ainsi que des femmes, des enfants et des étrangers, qui en principe n’ont pas le droit de se prononcer-. Ensuite, les membres du gouvernement provisoire vont s’efforcer d’obtenir l’appui des Puissances, en se mettant en conformité avec leurs plans. La stratégie qui est adoptée dès avril 1814 consiste donc à afficher le vœu d’être rattaché à la Suisse, ce qui permet de gagner en légitimité, tout en négociant parallèlement pour que l’agrandissement territorial nécessaire à l’agrégation ne soit pas trop considérable. Aux yeux de ces hommes, en effet, si Genève doit devenir un canton, il restera protestant, quitte à ce qu’il soit extrêmement petit et stratégiquement incohérent.

Ce changement de cap peut-il aussi être imputé aux traces laissées par l’occupation française?

La période de l’annexion a certes été très difficile pour les Genevois mais elle a également été beaucoup noircie a postériori. D’un côté, il est vrai que les privations liées à la guerre ont lourdement pesé sur la population, de même que la question religieuse ou la conscription. De l’autre, l’intégration à l’Empire français a offert à toute une génération une ouverture au monde et des perspectives jusque-là inédites. Beaucoup de Genevois ont pleinement profité de ces opportunités nouvelles. Enfin, cette période est aussi caractérisée par un certain nombre d’innovations techniques, agricoles ou industrielles. Le désamour de la France a donc à mon sens été largement exagéré. Tout comme a été déformé le souvenir de l’occupation autrichienne.

Pouvez-vous précisez?

De manière générale, les Autrichiens, à qui l’histoire attribue le rôle des libérateurs, ont fait beaucoup moins attention que les Français à préserver Genève. Le général Ferdinand von Bubna und Littiz qui est à leur tête suit une logique de vainqueur. Son but est d’atteindre Lyon et il a besoin de pouvoir s’appuyer sur Genève pour aller de l’avant. Pour la population genevoise, cela signifie qu’il faut supporter le poids d’une garnison de plus de 10 000 hommes – composée en réalité d’une majorité de Hongrois – qu’il faut nourrir et héberger. Les actes de vexations et de pillages sont par ailleurs nombreux. Sans compter l’arrivée du typhus, que les militaires apportent avec eux. Par un curieux amalgame, certains méfaits commis par les troupes de Bubna ont rapidement été mis sur le compte de la France.

Que se passe-t-il réellement le 1er juin 1814, date qui est entrée dans l’histoire nationale comme celle du rattachement de Genève à la Suisse?

Les scènes de liesse populaire décrites par plusieurs témoins sont sans doute bien réelles. Mais tout cela a été soigneusement préparé par une commission créée spécialement pour l’occasion. Et si la fête, qui mélange des éléments typiquement genevois (rencontre en barque, cortège d’enfants rousseauiste) avec des symboles helvétiques, est une telle réussite c’est surtout parce que l’on promet de nourrir et de désaltérer la population gratuitement. Ce qui n’empêche pas les autorités de faire grise mine en coulisses.

Pourquoi?

En réalité, le sort de Genève est à ce moment plus que jamais incertain. Le matin même de l’arrivée des Suisses au Port noir, les autorités genevoises apprennent en effet qu’à Paris, les plénipotentiaires alliés ont décidé de rattacher le Pays de Gex à la France. Or, ce choix empêche la réalisation d’une des deux conditions posée par la Confédération à l’acceptation de Genève en tant que canton, à savoir un territoire conforme aux nouveaux préceptes géopolitiques, c’est-à-dire possédant une frontière commune avec la Suisse et une frontière militaire solide avec la France. L’autre condition étant une constitution compatible avec le nouveau Pacte fédéral, dont l’élaboration se fera après de nombreuses tergiversations sous la menace des Puissances.

Le régime de la Restauration, qui supprime le Conseil général, établit le suffrage censitaire et veut créer des obstacles à la participation des catholiques, a été longtemps perçu comme un retour en arrière. C’est une vision très réductrice selon vous, pourquoi ?

La priorité des magistrats qui forment le nouveau gouvernement est d’éviter le retour du désordre révolutionnaire. Pour ce faire, ils limitent drastiquement les droits politiques. Mais, dans le même temps, ils réfléchissent aux causes du désordre et tentent d’y remédier avec les armes qui s’offrent à eux. Ces dernières puisent souvent dans le registre réactionnaire et privilégient la moralité ou le respect de l’évangile pour assurer la tranquillité publique. Mais cet outillage est parfois beaucoup plus inventif, par exemple quand il table sur un système parlementaire inspiré de théories anglaises.

Comment Genève est-elle considérée côté suisse au moment où elle intègre la Confédération?

La ville dispose de certains alliés traditionnels comme Vaud, Fribourg ou Zurich, mais elle inspire une certaine méfiance aux autres cantons qui associent Genève au désordre, à la contestation et à une certaine prétention. Les Suisses sont par ailleurs très occupés par leurs querelles intestines. Suite à leur incapacité à se mettre d’accord, le centre du pays fait même sécession et il faudra l’intervention des troupes fédérales et des Puissances pour retrouver un semblant de sérénité. Autant dire que le sort de Genève ne fait pas vraiment figure de priorité. A cela s’ajoute le fait que le nouveau venu n’est, du moins dans les premières années, pas précisément un élève modèle.

Pourquoi?

Jusqu’à la Régénération en 1830, les Genevois participent peu à la Diète, leurs envoyés, parmi lesquels figure Joseph Des Arts, ne parlent pas allemand et ne peuvent donc pas suivre les débats. Par ailleurs, la législation du nouveau canton reste finalement très proche de celle qui prévalait sous l’Empire, les autorités cantonales ayant jugé la juridiction suisse trop arriérée pour s’aligner dessus. Enfin, Genève rechigne également à s’aligner sur les positions de la confédération en matière de politique internationale, ce qui vaudra notamment au canton une mise en garde dès 1823.

* «Genève entre République et canton, Les vicissitudes d’une intégration nationale» (1814-1846), par Irène Hermann, Presses de l’Université Laval, 2003, 555 p.

** lire en pages 30 et 31