L'humanitaire au service de la neutralité
Durant la Première Guerre mondiale, la Suisse évite le bain de sang mais pas les tensions internes ni les difficultés économiques. Elle utilise Son activité humanitaire, et particulièrement celle de Genève, Pour justifier sa neutralité et préserver la cohésion nationale
Durant la Grande Guerre, Romands et Alémaniques se regardent en chiens de faïence. Après un siècle de construction confédérale, la cohésion de la Suisse est mise à rude épreuve par un conflit qui divise le continent européen. Chacune des deux principales régions linguistiques soupçonne l’autre de tenir pour le camp adverse. La Suisse, épargnée par les tranchées mais soumise à d’importantes difficultés économiques et à la pression des belligérants, est coupée en deux par un «fossé moral». L’armée et le Conseil fédéral, qui a obtenu le régime des pleins pouvoirs, sont notoirement germanophiles, les citoyens manifestent dans la rue leurs préférences culturelles et politiques et les journaux se livrent une bataille d’opinions.
Dans ce contexte, bien que son cœur batte indéniablement pour la France, Genève se distingue par une activité impartiale dans le domaine de l’humanitaire, dont les bénéfices en termes d’image profiteront à la Suisse entière. Cédric Cotter, doctorant au Département d’histoire générale (Faculté des lettres), prépare justement une thèse sur la manière dont l’action humanitaire et la neutralité se nourrissent réciproquement en Suisse durant la Grande Guerre. Son travail fait partie d’un projet Sinergia piloté par l’Université de Zurich et intitulé La Suisse durant la Première Guerre mondiale.
Explications
«La justification de la neutralité suisse durant la guerre s’est beaucoup appuyée sur l’action humanitaire, résume le doctorant. Il faut savoir qu’au début du conflit, la neutralité, même si elle est reconnue depuis un siècle, ne représente pas une garantie totale de sécurité. La Belgique, neutre également, est en effet brutalement envahie par les troupes allemandes dès le mois d’août 1914. Par la suite, le conflit se durcissant et la propagande aussi, le concept de neutralité devient de moins en moins acceptable par les belligérants. La peur d’être attaqué a donc bel et bien existé en Suisse. C’est pourquoi la Confédération a dû développer plusieurs stratégies pour préserver sa neutralité. L’une d’elles repose sur l’engagement humanitaire.»
200 œuvres Durant la guerre, des centaines d’œuvres privées sont actives sur le sol helvétique, dont 200 uniquement à Genève. Nombre d’entre elles se spécialisent dans le soutien d’une seule population (les prisonniers de guerre ou les blessés belges, serbes, français, allemands…) mais, dans l’ensemble, il y en a pour tout le monde.
Dès le début des hostilités, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) fonde l’Agence internationale des prisonniers de guerre (AIPG, lire ci-contre). Son rôle consiste à récolter les listes de prisonniers de guerre auprès des deux parties belligérantes et à les transmettre à la partie adverses. Pour chaque prisonnier est créée une fiche particulière qui est mise à jour au gré des nouvelles qui parviennent à son sujet (décès, transfert…). Le fichier très complet tenu par l’Agence permet de répondre aux nombreuses demandes de familles inquiètes de la disparition d’un de leurs proches.
«Ces informations avaient une valeur inestimable, estime Cédric Cotter. Même si les nouvelles étaient mauvaises. En cas de décès, les familles pouvaient faire le deuil, sinon l’espoir était permis. Dans ce genre de situation, il n’y a rien de pire que l’incertitude.»
D’autres activités humanitaires contribuent à ancrer dans les esprits l’image d’épinal d’une Suisse philanthrope et généreuse. Dès 1915, les belligérants autorisent en effet les prisonniers à être rapatriés via la Suisse. C’est ainsi que la population helvétique voit passer des trains remplis de tuberculeux, d’amputés, d’aveugles et d’autres gueules cassées. «Il s’agit pour elle de l’aperçu le plus direct de la réalité de la guerre dont les échos ne sont transmis que par la presse écrite, note Cédric Cotter. Un spectacle sans doute impressionnant qui rassemble dans chaque gare où le convoi s’arrête une foule de curieux venant offrir des présents aux blessés tout en criant «vive la France!» ou «vive l’Allemagne!» selon le sens du train.»
L’internement des blessés de guerre commence, lui, en 1916. A cette occasion, les milieux touristiques ont obtenu de pouvoir loger ces derniers dans leurs établissements vides plutôt que dans des camps. Les séjours étant payés par les pays d’origine des blessés, cette solution a également pour avantage de permettre à ce secteur économique important de survivre.
Convaincre les Etats-Unis Cette neutralité active est mise en péril au moment où les Etats-Unis décident d’entrer en guerre à leur tour. Le gouvernement américain change alors radicalement de position et, à grands renforts de propagande, présente la neutralité comme un concept totalement dépassé. Cherchant à défendre sa position et à obtenir des garanties quant à son approvisionnement en céréales, la Suisse envoie des émissaires à Washington. Parmi eux, William Rappard (lire Campus n°96), historien économique genevois né aux Etats-Unis et futur fondateur de l’Institut universitaire de hautes études internationales.
Aidé par d’anciens collègues d’Harvard où il a enseigné, le Genevois se démène tant et si bien qu’il finit par obtenir une entrevue avec Thomas Woodrow Wilson. Dans son ensemble, l’expédition est une réussite: en décembre 1917, les Etats-Unis reconnaissent la neutralité de la Suisse et s’engagent à lui fournir 240 000 tonnes de céréales.
«Je constate que l’aide humanitaire a été très utile à la diplomatie helvétique, analyse Cédric Cotter. Les émissaires insistent certes sur le fait que la Suisse et les Etats-Unis sont des républiques sœurs et que si les seconds sont entrés en guerre c’est justement parce que les Allemands ont violé les droits des pays neutres. Mais, pour convaincre leur interlocuteur, ils avancent aussi l’argument selon lequel la Suisse, bien qu’elle soit dans une situation délicate, est précieuse car elle est une île de paix au milieu de la guerre. Elle est un lieu de rencontre entre les belligérants et un pays qui aide tout le monde sans discernement.»
Sur le plan de la politique intérieure, cette activité humanitaire est exploitée afin de resserrer des liens fragilisés par le fossé séparant Romands et Alémaniques. Les autorités admettent ainsi que la population suisse connaît de nombreux clivages (ville-campagne, langues, confessions, sympathies différentes envers les belligérants…) mais affirment que ce qui les unit vraiment est leur participation, toutes classes confondues, à des œuvres charitables.
«On veut faire croire que tout le monde s’investit dans l’humanitaire, note Cédric Cotter. La réalité est un peu plus nuancée.» Selon le chercheur, ce sont surtout les élites qui disposent du temps et de l’argent nécessaire pour ce genre d’activités. L’engagement dans les autres couches de la société est très variable, fort au début, beaucoup plus modeste dès que les problèmes économiques se font sentir. Et ceux qui participent à l’effort humanitaire ne le font pas tous par compassion. Certains espèrent s’attirer les bonnes grâces des belligérants et échapper à la guerre tandis que d’autres pensent contribuer à la poursuite de l’effort de guerre sur sol helvétique.
Bilan positif Au sortir de la guerre, la plupart des pays neutres sont déçus, voire mortifiés, par la peu de considération que les belligérants ont montré à leur égard. Tous ont souffert de difficulté économiques et de pressions extérieures les enjoignant à entrer dans le conflit aux côtés des uns ou des autres. Certains, comme l’Italie, le Portugal et la Roumanie, ont même cédé. Les neutres, Suisse comprise, ont également fait l’objet d’une étroite surveillance économique visant à s’assurer que leur commerce ne soit pas en mesure d’aider le camp adverse. Pour la plupart d’entre eux, cette ingérence a été vécue comme une humiliation.
Il n’y a guère que la Suisse pour dresser un bilan positif de l’expérience. Elle a évité le pire de la guerre puisque son outil industriel est demeuré intact et son image auprès des populations européennes est des plus positives. Cerise sur le gâteau, grâce aux efforts de William Rappard notamment, on choisit Genève pour accueillir le siège de la Société des Nations. Mieux: le Conseiller fédéral genevois Gustave Ador s’engage personnellement pour qu’on tienne compte de la Suisse dans la construction de la paix. En tant que président de la Confédération, il obtient même la reconnaissance du statut particulier de la neutralité, une condition indispensable que que la Suisse intègre la nouvelle organisation.
Les sept millions de prisonniers fichés par l’AIPGLes premières agences pour les prisonniers de guerre sont mises en place à l’initiative du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) durant la guerre franco-Allemande de 1870 et celle des Balkans de 1912-13. La 9e Conférence internationale de la Croix-Rouge tenue à Washington en 1912 établit qu’en cas de conflit, chaque pays doit désormais se doter d’un Bureau national de renseignements en matière de prisonniers de guerre. L’idée consiste à dresser les listes de détenus et à les transmettre au camp adverse via une agence située dans un pays qui ne participe pas au conflit. En passant, l’agence copie toutes les informations et crée une fiche par prisonnier qu’elle s’engage à mettre à jour tout au long de la guerre. Deux semaines après le début de la guerre, le CICR, présidé par Gustave Ador, envoie une circulaire à tous les belligérants leur demandant de mettre en place un tel mécanisme. Et le 21 août 1914, l’organisation fonde l’Agence internationale des prisonniers de guerre (AIPG). Cette dernière couvre le front occidental qui a généré environ 7 millions de fiches. Le front de l’est est géré depuis Copenhague par une agence similaire créée par la Croix-Rouge danoise. Quant aux prisonniers du front austro-italien, ils sont pris en charge directement par les deux pays belligérants. «Dans le procès verbal de la séance du CICR qui a vu la création de l’AIPG on apprend que les membres du Comité pensent se répartir le travail entre eux, souligne Cédric Cotter, doctorant au Département d’histoire générale (Faculté des lettres). Le 12 septembre, on se décide enfin à louer une machine à écrire.» Les activités commencent dans les bureaux du siège. Le 15 septembre, un bureau secondaire est ouvert à l’Athénée en Vieille-Ville. Le 25, l’AIPG investit le Palais Eynard puis, devant l’ampleur de la tâche, décide de s’installer au Musée Rath le 12 octobre. Les locaux seront encore agrandis par la suite dans des écoles primaires. Au plus fort de la guerre, l’AIPG compte jusqu’à 1200 collaborateurs, essentiellement des bénévoles, et emploie 70 dactylos.» |