Campus n°118

Le pouvoir de l'injure

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Alors que les condamnations pour infraction à l’article 177 du code pénal connaissent une hausse spectaculaire depuis quelques décennies, des travaux montrent que les injures à répétition, en particulier lorsqu’elles portent sur l’orientation sexuelle, peuvent avoir des conséquences désastreuses sur le plan du rapport à soi et de la construction identitaire

L’injure peut être rituelle, voire festive, comme c’est le cas au cours du « duel au chant » des Eskimos, dans certains pays d’Afrique de l’Ouest qui pratiquent la « parenté à plaisanterie » ou, plus près de nous, durant la période du Carnaval avec notamment les poèmes satiriques des cliques bâloises. Elle peut aussi être la conséquence d’un trouble neuropsychiatrique tel que le syndrome de Gilles de la Tourette.

Le plus souvent, l’injure reste cependant une marque de mépris destinée à rabaisser la personne ou le groupe qu’elle vise. Le phénomène est vieux comme le monde et, comme en attestent les archives genevoises du XVIe siècle, ses ressorts n’ont guère évolué depuis le Moyen Age. Ce qui a changé en revanche, c’est la sensibilité de la société à son égard.

En témoigne notamment le droit. Car si l’atteinte à l’honneur est proscrite depuis toujours par la loi, les condamnations pour infraction à l’article 177 du Code pénal (qui punit l’injure) ont, elles, décuplé en quarante ans. La législation s’est par ailleurs étendue depuis 1995 aux attaques racistes et discriminatoires qui sont définies par l’article 261 bis.

Second signe de cette évolution : la montée en puissance des injures à caractère sexuel qui trônent aujourd’hui au sommet du hit-parade des gros mots les plus utilisés aussi bien dans les préaux des écoles que dans la rue ou au volant.

La chose n’est pas forcément étonnante dans des sociétés comme les nôtres où la sexualité a progressivement été érigée en tabou tout en demeurant au cœur des rapports de pouvoir. Comme le montrent les travaux de Caroline Dayer, maître assistante à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, les insultes visant l’orientation sexuelle peuvent cependant être dévastatrices pour certains individus, en particulier lorsqu’ils sont jeunes. Isolés, disposant de peu de moyens pour faire face à la situation, il leur faut alors souvent plusieurs années pour oser aborder le sujet avec leur entourage, ce qui explique sans doute en partie pourquoi le risque de tentatives de suicide est trois ou quatre fois plus élevé chez ces jeunes-là que chez leurs camarades.

Dossier réalisé par Vincent Monnet et Anton Vos

Comment vous êtes-vous intéressée à l’injure ?

Caroline Dayer : Travaillant dans le champ de l’éducation et de la formation, je me suis très tôt intéressée aux questions de socialisation dans mes recherches avec un accent particulier sur tout ce qui touche à la construction identitaire, aux processus de discrimination et de stigmatisation. Or, il se trouve que l’injure est un concept qui est à la croisée de ces différentes thématiques. Mais concrètement l’élément déclencheur a été un questionnement sur la façon dont fonctionnent les mécanismes de rejet ainsi que sur les diverses facettes de la violence et leurs conséquences*.

Qu’est-ce qui fait la spécificité de l’injure ?

L’injure a un pouvoir. Celui de blesser et d’assigner une personne ou un groupe de personnes à une place dévalorisée. Elle plane sur tout individu qui s’écarte des normes socialement construites. Elle distingue notamment l’étranger du familier, la femme de l’homme, l’homo de l’hétéro, le Noir du Blanc et permet ainsi de catégoriser et de hiérarchiser le monde. Certaines d’entre elles abolissent la distinction entre les sphères dites privées ou publiques puisqu’elles peuvent survenir au quotidien et dans toutes les relations sociales, y compris au sein des cercles généralement considérés comme protecteurs (amical et familial). Enfin, l’injure est individuelle et collective.

C’est-à-dire ?

Lorsque quelqu’un est traité de « sale nègre » ou de « sale Arabe », par exemple, c’est autant l’individu qui est visé que le collectif auquel il est rattaché. De la même manière, une injure collective vise chaque membre du groupe. Cela étant, pour faire face à certaines injures, les personnes ne disposent pas toujours de la possibilité de se référer à une histoire partagée et de s’identifier à un groupe d’appartenance connu et côtoyé.

Quelles sont les injures les plus fréquentes aujourd’hui ?

Les injures sont une forme de révélateur de la société qui les produit. Certaines sont relativement récurrentes comme tout le lexique qui renvoie au monde animal (porc, cafard, parasite, vermine, etc.) et qui vise à déshumaniser l’individu. D’autres sont plus étroitement liées à un contexte particulier. En Suisse, par exemple, la peur de l’étranger a pu se manifester au travers d’une certaine hostilité envers le « rital » ou le « portos », puis le « yougo », tandis qu’aujourd’hui ce sont plutôt les « Roms » ou les « Arabes » qui sont montrés du doigt. L’injure peut ainsi faire office de baromètre géopolitique de l’ordre national. Mais elle est également le reflet d’un ordre sexuel. Ce n’est pas un hasard si les injures telles que « salope », « putain », « fils de pute », « enculé », « sale pédé » trônent au sommet du hit-parade dans la rue comme dans les préaux, dans les stades comme sur les réseaux sociaux.

Comment expliquer cette prédominance de l’injure sexuelle ?

Au sein des sociétés occidentales, la sexualité a progressivement été érigée en tabou tout en demeurant au cœur des rapports de pouvoir. C’est un objet de contrôle, de normalisation des corps et de gestion des plaisirs. Dans ce contexte, il faut comprendre les injures sexistes et homophobes comme un rappel à l’ordre renforçant la primauté de ce qui est considéré comme masculin sur ce qui est considéré comme féminin. Elles agissent donc comme une sanction de la police du genre envers les personnes qui dérogent à cette injonction, typiquement les hommes jugés trop féminins et les femmes jugées trop masculines. Les injures peuvent être utilisées, en général par des hommes, pour répondre aux attentes de la société en termes de virilité. Mais elles peuvent également servir à tracer des frontières afin d’exclure ce qui est évalué comme trop différent ou comme trop similaire.

C’est-à-dire?

Par exemple, si le frontalier a été dressé en repoussoir, ce n’est pas parce qu’il est perçu comme trop lointain mais comme trop proche (à tous les niveaux) et donc menaçant. Cette personne, à l’instar d’autres figures de bouc émissaire, est bien moins différente que les mouvements xénophobes souhaitent le faire croire et est présentée comme un danger car elle est difficile à repérer. C’est bien parce qu’elle n’est pas si dissemblable que des traits vont être exagérés et généralisés de façon abusive. C’est la même logique qui prévaut pour les caricatures de la folle ou de la camionneuse. L’injure sert donc à reconduire la démarcation artificielle entre « eux » et « nous ». Sous le nazisme, l’étoile jaune ou le triangle rose ont contribué à cette entreprise de classification, de diabolisation et d’étiquetage, et ont été un moyen de construire et d’identifier ces personnes en tant qu’autres.

L’injure est-elle plus présente dans certains milieux sociaux ?

L’injure traverse toutes les sphères. Elle est surtout contextuelle et ne peut être détachée de ses conditions d’énonciation. Il importe donc de se demander qui parle à qui, avec quelles intention et réception, et dans quel environnement. En effet, un mot injurieux peut être ressenti comme une forme de domination s’il est prononcé par un inconnu ou au contraire comme un signe de reconnaissance entre amis. Il peut laisser de marbre si son émetteur nous indiffère et faire l’effet d’une bombe s’il vient d’un proche. Ce que l’on constate, c’est qu’il y a deux grands facteurs aggravants qui sont le contexte économique et le contexte législatif. La crise durcit en effet les rapports sociaux, et les injures sont à la fois plus fortes et plus virulentes lorsque les cibles ne sont pas protégées par un cadre juridique.

Qui sont les victimes de ces injures ?

Lorsqu’on regarde ce qui se passe chez les jeunes, on constate que les injures concernant la sexualité sont généralement proférées sans rapport avec la situation réelle de la personne visée. Quand on demande aux jeunes pourquoi ils traitent certains de leurs camarades de cette façon, ils répondent en effet que c’est en raison de leur attitude, de leur manière de parler ou de s’habiller, soit autant d’indices visibles relevant de l’expression de genre et non pas de la sexualité. Cette confusion est tout aussi fréquente chez des adultes.

Quelles sont les conséquences de l’injure sur ceux qui en sont victimes ?

L’injure est loin d’être anodine dans la mesure où elle transforme la personne qui en est la cible en objet. Elle marque une prise de pouvoir par sa capacité à blesser et à générer un sentiment d’infériorité qui peut affecter la construction identitaire, le cursus de formation et le parcours de vie. Et c’est souvent au travers de l’injure que la personne va apprendre qu’elle est stigmatisée, qu’elle va comprendre qu’on peut tout dire sur elle, ce qui va modifier non seulement son rapport à elle-même mais aussi au monde.

Pouvez-vous préciser ?

L’injure dicte ce qu’il est possible de faire ou non, de dire ou non, et la personne va donc en permanence choisir d’ajuster ou non sa conduite afin de ne pas en être la cible. Elle élabore une socialisation par défaut. Une personne qui se fait constamment injurier peut se sentir dépossédée d’une partie d’elle-même ou réduite à une seule facette de sa personnalité qui, en l’occurrence, est dévalorisée. Si bien qu’elle finit par ne plus se sentir tout à fait une personne à part entière.

Dans un de vos livres*, vous montrez que les injures liées au genre et à la sexualité peuvent s’avérer particulièrement dévastatrices. Pourquoi ?

Quand on demande à des jeunes à qui ils parlent lorsqu’ils ont un problème, ils répondent: aux amis, à la famille et à l’école. Quand on demande à des jeunes à qui ils ont peur de parler lorsqu’ils se posent des questions sur leur genre et/ou leur sexualité, ils répondent: aux amis, à la famille et à l’école. Lorsque vous êtes victime d’injures se rapportant à la couleur de votre peau ou à votre confession, vous pouvez, en règle générale, trouver une forme de soutien au sein de votre entourage proche. C’est plus compliqué lorsqu’il s’agit de questions de genre ou d’orientation sexuelle, puisque le soutien n’est pas automatique et que le risque existe de se voir rejeter par sa propre famille. Ce sont des situations qui peuvent être très compliquées à gérer et il faut souvent des années pour que la personne ose faire part de ses questionnements ou expériences à son entourage. Dans l’intervalle, ces jeunes se trouvent souvent isolés, avec peu de moyens pour faire face au rejet et au déni qu’ils vivent. Ce qui explique sans doute en partie pourquoi le risque de tentatives de suicide est trois ou quatre fois plus élevé chez ces jeunes que chez leurs camardes et que la moitié d’entre elles se réalise avant l’âge de 20 ans. De plus, l’orientation sexuelle, supposée ou avérée, est la deuxième cause d’injure et de harcèlement dans le contexte scolaire. Sans oublier que plus d’un tiers des élèves qui se définissent hétérosexuels sont la cible d’homophobie.

Qu’en est-il du « spectre » de l’injure, concept qui revient fréquemment dans votre dernier ouvrage grand public**?

Il renvoie, d’une part, au spectre de couleurs plus ou moins perceptibles qui symbolise les différentes formes de violence dans lesquelles s’inscrit l’injure et, d’autre part, à l’idée que l’injure agit comme un fantôme ou comme une épée de Damoclès. Elle peut en effet agir sur les gens sans même avoir été énoncée.

Comment ?

Au cours des différents entretiens que j’ai conduits sur les discriminations dans le cadre de mes recherches, plusieurs personnes m’ont dit qu’elles n’avaient jamais été injuriées directement parce que, tout au long de leur vie, elles avaient fait en sorte que cela ne soit pas le cas en dissimulant dans la mesure du possible tel ou tel aspect de leur personnalité pouvant, à leurs yeux, prêter à l’injure. En dehors des gens qui se font injurier quotidiennement, il en existe qui vivent dans la hantise de l’injure et donc dans une forme de crainte permanente.

Comment peut-on s’en protéger ?

Au niveau historique, certains mouvements sociaux sont par exemple parvenus à détourner l’injure en renversant son sens et en lui donnant une dimension positive, comme dans les expressions « Black is beautiful » ou « Gay Pride ». Les mots ont aussi un pouvoir de créativité et de solidarité. Il s’agit surtout de passer de la honte à l’estime de soi, de construire la capacité à répondre de façon pertinente, de continuer à inventer des pratiques non seulement pour réagir mais agir. Par exemple, en amont, en veillant à un environnement moins discriminant et à la complémentarité de facteurs de protection.

Sommes-nous tous égaux face à l’injure ?

Cela dépend du type d’injures. Celles qui se basent sur l’apparence sont les plus récurrentes car elles réfèrent à des aspects visibles de prime abord. Mais globalement, les résultats de mes recherches montrent que l’effet de l’injure varie considérablement en fonction du contexte et du parcours de la personne concernée. Généralement, plus la personne bénéficie d’une diversité de soutiens – à cet égard, l’éducation et surtout l’entourage sont déterminants – moins elle se sentira vulnérable.

Le développement des réseaux sociaux, qu’on accuse souvent d’amplifier les choses dans ce domaine, a-t-il changé les choses ?

Une mise au ban sur les réseaux sociaux est effectivement vécue comme un acte très agressif qui s’apparente à une forme de lynchage psychologique et social. Tout va en effet beaucoup plus vite et s’étend à un niveau public. Les injures se répandent instantanément à une échelle nouvelle. Qui plus est, elles sont difficiles à effacer. De nombreux témoignages attestent de la violence inouïe du cyberharcèlement. En contrepartie, Internet, utilisé à bon escient, constitue un espace utile d’informations et d’échanges.

Vous intervenez régulièrement en milieu scolaire. Dans quel but ?

Je suis fréquemment sollicitée pour intervenir auprès de professionnels de l’éducation sur les questions de discriminations et de violences. J’interviens donc à la demande de directions d’établissement, de groupes d’enseignants ou de groupes d’élèves et d’enseignants (lors d’événements thématiques) dans un but de formation ou plus particulièrement de gestion de situations conflictuelles. La littérature scientifique montre qu’une intervention de l’enseignant est indispensable. Dans tous les cas, il faut que le message soit très clair. L’idée générale est qu’au sein de l’école, toute forme de violence est proscrite par le règlement. Il s’agit de travailler sur ces situations en prenant en compte non seulement les auteurs et les destinataires des violences mais aussi les témoins. En plus des adultes, les camarades peuvent constituer un précieux vecteur de soutien. Quant aux enfants, ils intègrent très tôt le pouvoir de l’injure. Même s’ils n’en comprennent pas toujours le sens exact, ils perçoivent très vite sa fonction de dénigrement. Il s’agit donc d’utiliser des outils pédagogiques adaptés selon l’âge et les situations, favorisant ainsi un climat d’apprentissage sécure, respectueux et inclusif.

Selon vous, l’injure n’est que la pointe de l’iceberg. Qu’entendez-vous par là ?

L’injure n’est en effet que la partie la plus visible ou audible de tout un ensemble de violences qui s’étendent de l’invisibilisation aux agressions physiques. Elle n’est surtout que la face émergée d’un système idéologique hiérarchisant. Il ne suffit donc pas de traiter uniquement les manifestations de violence mais surtout leurs racines.

*« De la cour à la classe. Les violences de la matrice hétérosexiste », par Caroline Dayer, Recherches et Educations, 8 (2013).

** « Sous les pavés, le genre. Hacker le sexisme », par Caroline Dayer, La Tour d’Agues: Editions de l’Aube (2014).