Campus n°118

La philosophie des gros mots et la juste colère

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les émotions permettent à l’être humain d’appréhender ce qui a de la valeur dans son environnement. Dans la colère en particulier, il fait l’expérience de l’offense.

L’injure est une conséquence de la colère aussi bien qu’une de ses causes. Les philosophes ont pensé à ce lien depuis l’Antiquité. Pour eux, en particulier pour ceux qui s’inspirent de la pensée d’Aristote, la colère est une émotion dans laquelle l’être humain fait l’expérience de l’offense. Ce point de vue séduit Julien Deonna, professeur assistant au Département de philosophie (Faculté des lettres) et chef de projet au Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA).

Selon le chercheur – qui anime également avec son collègue Fabrice Teroni le groupe genevois de recherche Thumos sur les émotions, les valeurs et les normes –, les émotions en général sont des expériences qui rendent manifestes des valeurs telles que le dangereux, le dégradant, le comique, la perte… Ainsi, la peur est une émotion qui permet d’appréhender le danger, la tristesse d’expérimenter la perte (d’un être cher, par exemple) et la colère de traquer l’offensant. En bref, les émotions sont des antennes qui rendent l’être humain attentif à ce qui a de la valeur dans son environnement, notamment en fonction de ce à quoi il est attaché, ce qu’il désire ou préfère éviter.

Colère inappropriée « Ce modèle amène à se poser la question de savoir si, dans le cas particulier de la colère, celle-ci est toujours une réponse à une offense, souligne Julien Deonna. A première vue, cela paraît faux. Après tout, ne se met-on pas en colère contre son ordinateur, sa machine à laver le linge ou sa voiture ? Autant d’objets qui ne peuvent pas délibérément nous offenser et encore moins nous insulter. C’est pourquoi les psychologues auraient tendance à mettre en avant une conception plus générale de la colère. Pour eux, ce qui provoque cette émotion, c’est tout ce qui présente un obstacle à la satisfaction de nos désirs, obstacle qu’on se verrait en mesure de combattre. Les offenses n’en composeraient donc qu’un sous-groupe. Je ne suis pas sûr d’être d’accord. L’idée selon laquelle la colère peut être plus ou moins juste ou appropriée permet d’avancer dans la réflexion

Selon le chercheur, le modèle envisagé (les émotions comme mode d’appréhension de valeurs) a en effet l’avantage d’autoriser l’évaluation des émotions elles-mêmes. Ainsi, on peut affirmer qu’il y a quelque chose de faux ou d’irrationnel dans la peur face à un petit chien inoffensif ou dans la colère contre un objet inerte incapable de la moindre intention. Ce qui ne représente rien de moins qu’un jugement normatif sur nos réactions émotionnelles.

Saine virilité « Dans la mesure où les émotions peuvent être basées sur de plus ou moins bonnes raisons, les philosophes ne voient rien à redire dans l’affirmation qu’on peut louer ou blâmer nos réponses affectives, estime Julien Deonna. Cela nous distingue peut-être de certains thérapeutes ou de chercheurs dont les travaux sont plus empiriques et pour qui l’idée de bonnes ou mauvaises émotions paraît étrange ou même suspecte. Il n’en demeure pas moins qu’une machine à laver qui ne fonctionne pas comme on veut, entravant en cela la satisfaction de nos efforts, mérite notre agacement ou notre frustration, mais probablement pas notre colère. C’est que cette dernière a ceci de distinctif qu’elle semble constituer une réponse à la perception d’intentions de nous traiter injustement. »

Corollaire : les philosophes acceptent qu’il existe des occasions dans lesquelles on a raison d’être en colère. Contrairement à une certaine sagesse qui n’y voit que du mauvais, l’idée est ici que certaines situations exigent la colère. Ce qui bien sûr ne présume en rien de la manière dont celle-ci s’exprime ou devrait s’exprimer. Dans certains contextes culturels, y donner libre cours sera signe d’une saine virilité, tandis que dans d’autres, la contenir ou la juguler est ce qui sera recommandé.

« L’injure peut aussi susciter l’indignation, note Julien Deonna. Il semble que dans l’indignation, cette forme particulière de la colère, l’offense n’est pas prise personnellement, elle n’est pas une injure qu’on nous fait. L’indignation est considérée comme l’émotion morale par excellence puisqu’elle est appropriée à toute situation injuste, indépendamment du fait que le sujet qui en fait l’expérience en soit ou non la victime. »

La colère passée au scanner

Au Centre interfacultaire des sciences affectives, la colère est l’objet d’une étude neuroscientifique menée par Olga Maria Klimecki, post-doctorante. Dans ce cas, l’émotion n’est pas provoquée par des injures à proprement parler. Les participants à l’expérience sont en réalité confrontés à des interlocuteurs plus ou moins sympathiques avec lesquels ils interagissent par ordinateur interposé.

« Nous avons commencé par une étude comportementale, explique la chercheuse. Le volontaire joue à un jeu économique sur ordinateur dans lequel lui et deux autres joueurs sont mis en réseau (ils ne se voient pas) et doivent faire les meilleurs choix pour maximiser leur profit. Par ailleurs, les participants ont la possibilité d’envoyer des messages plus ou moins amènes aux autres.»

Chaque partie dure une dizaine de minutes durant lesquelles la chercheuse a observé la réaction des volontaires aux comportements justes ou injustes des autres. « Nous avons remarqué que face à des provocations, la plupart des participants gardent un comportement égal, restant calmes et gentils durant les différentes phases du jeu, note Olga Maria Klimecki. D’autres, en revanche, profitent d’une phase de jeu où ils possèdent davantage de pouvoir décisionnel pour se venger du joueur ingrat et, de manière plus surprenante, même de celui qui s’était montré sympathique avec lui. Nous avons observé de la colère chez nos participants mais nos données montrent que cette agressivité est le plus souvent liée à une autre émotion, celle de la joie malicieuse, c’est-à-dire la joie du malheur de l’autre.»

Forte de cette constatation, la chercheuse s’est ensuite lancée dans une autre étude en plaçant les joueurs dans un scanner IRM (Imagerie par résonance magnétique), ce qui permet de mesurer leur activité cérébrale durant la partie. L’objectif de ce travail, qui est actuellement en cours, est de déterminer si des zones du cerveau différentes sont impliquées selon que le joueur appartient à la catégorie des vengeurs ou des autres.

L’hypothèse de la chercheuse est que chez les vengeurs, lorsqu’ils sont confrontés à des comportements injustes, les zones cérébrales les plus activées sont celles liées aux émotions négatives ou à la détresse. En revanche, lorsqu’ils se vengent, Olga Maria Klimecki s’attend à ce que l’activité cérébrale corresponde davantage au circuit de la récompense. Quant aux participants qui restent gentils, ce sont les aires cérébrales liées aux émotions positives qui devraient s’activer.