Une histoire du zéro à l’infini
L’humanité s’interroge au moins depuis l’Antiquité sur l’existence possible d’autres mondes. Au fil des siècles, la réponse de la science à cette question a varié du tout au tout jusqu’à la découverte de 51 Peg b par deux astronomes genevois, Michel Mayor et Didier Queloz. Récit
Le 6 juillet 1995 marque une date clé dans l’histoire de l’astronomie. Ce soir-là, deux chercheurs de l’Université de Genève, Michel Mayor et Didier Queloz, ont un rendez-vous dans le ciel de Provence. Ils attendent le retour dans l’hémisphère Nord de 51 Pegasi, une étoile autour de laquelle semble graviter un étrange corps céleste repéré quelques mois plus tôt et qui pourrait bien être la première planète jamais détectée en dehors du système solaire. Le suspense dure le temps de pointer le télescope dans la bonne direction, avant que l’ordinateur ne confirme la présence d’une géante gazeuse dont la masse équivaut à la moitié de celle de Jupiter.
La nouvelle est de taille : à 2000 ans d’intervalle, elle confirme ce que le philosophe grec Epicure pressentait de manière totalement spéculative, à savoir que d’autres planètes peuplent le ciel et que nous ne sommes par conséquent probablement pas le seul monde habité du vaste cosmos.
Sur le plan scientifique, cette formidable découverte, qui s’inscrit dans une immense chaîne de savoirs et de questions, a deux conséquences majeures. La première est de remettre en cause la plupart des théories existantes sur la formation des systèmes planétaires, dont le nôtre. La seconde est de relancer une quête à laquelle plus grand monde ne croyait au milieu du XXe siècle: celle des autres mondes.
Tout commence avec les Grecs. S’ils n’ont pas à proprement parler inventé l’astronomie, les Hellènes sont en effet les premiers à l’avoir abordée comme une science et non d’un point de vue mythique ou religieux.
Un cosmos vaste A défaut de pouvoir observer directement des planètes en orbite lointaine, les compatriotes d’Aristote, fondant leur raisonnement sur la logique, avaient déjà compris l’essentiel: que la Terre était sphérique – Eratosthène avait d’ailleurs calculé assez précisément son diamètre – et que le système solaire était peuplé d’autres planètes (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne).
Alors que la majorité de ses contemporains estime encore que le ciel est un espace clos sur lequel sont accrochées les étoiles, Epicure (341-270 av. J.-C.) écrit dans sa fameuse lettre à Hérodote : « La quantité d’atomes propres à servir d’éléments ou, autrement dit, de causes à un monde, ne peut être épuisée par la constitution d’un monde unique, ni par celle d’un nombre fini de mondes, qu’il s’agisse d’ailleurs de tous les mondes semblables au nôtre ou de tous les mondes différents. Il n’y a donc rien qui empêche l’existence d’une infinité de mondes.»
Mise à mal par l’avènement du christianisme, selon lequel le royaume des cieux est, à l’image de Dieu, parfait et immuable, cette conception d’un cosmos vaste connaît quelques éclipses durant le Moyen Age. Mais c’est pour mieux ressurgir, souvent dans les rangs mêmes de l’Eglise.
«Existe-t-il plusieurs mondes ou n’y en a-t-il qu’un seul? C’est là l’une des plus nobles et des plus exaltantes questions dans l’étude de la nature», écrit ainsi au XIIIe siècle Albert le Grand, évêque de Ratisbonne.
Deux siècles plus tard, un autre prélat, Nicolas de Cues, évêque de Brixen (1401-1464), s’interroge dans son livre De la docte ignorance : «Pourquoi la puissance divine se serait-elle contentée de créer un Univers clos alors qu’elle peut tout?»
Chanoine, médecin et astronome, le Polonais Nicolas Copernic (1473-1543) franchit un pas supplémentaire en affirmant non seulement que les planètes tournent autour du Soleil mais également en donnant au cosmos des dimensions jamais imaginées jusque-là.
Après avoir mis en doute l’Immaculée conception, contesté la Sainte Trinité et qualifié Jésus-Christ de «mage habile», le dominicain Giordano Bruno (1548-1600) défend à son tour l’idée que les étoiles du ciel sont autant de soleils autour desquels tournent des planètes abritant la vie dans De l’infini, de l’univers et des mondes avant d’être brûlé vif sur le Campo de’ Fiori à Rome pour hérésie et apostasie.
Difficile d’aller plus loin que des spéculations philosophiques en observant le ciel à l’œil nu. D’où l’immense intérêt suscité par la lunette développée par un autre Italien, Galileo Galilée (1564-1642). Cet instrument révèle en effet à une humanité encore sceptique les reliefs qui creusent la surface de la Lune, les satellites de Jupiter ainsi que nombre de nouvelles étoiles.
L’après-Copernic La cause semble dès lors entendue. Pour le découvreur du secret des anneaux de Saturne, le Hollandais Christiaan Huygens (1629-1695), la thèse de la pluralité des mondes ne fait en tout cas plus de doute. «Un homme qui est de l’opinion de Copernic, qui fait de notre Terre une planète comme les autres, entraînée autour du Soleil et éclairée par lui, celui-là peut raisonnablement croire, même si cela semble osé, que les autres planètes ont des habitants tout comme la Terre», écrit-il dans son Cosmotheoros. Même son de cloche dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, ouvrage publié en 1686 par Bernard Le Bouyer de Fontennelle, et dont le succès fait entrer l’astronomie dans les salons.
Un siècle plus tard, Kant et Laplace précisent encore le trait en proposant un ciel fabuleusement profond modelé par la gravitation et peuplé de myriades de galaxies et de nébuleuses.
L’Univers vide Curieusement, au cours de la première partie du XXe siècle, il n’y a plus grand monde pour soutenir cette idée hormis les auteurs de ce que l’on appelle désormais la science-fiction. Toutes les estimations qui sont alors données par la littérature scientifique font en effet état d’un nombre très limité, voire de l’absence, d’autres systèmes planétaires dans la galaxie.
«Ce revirement s’explique par un raisonnement qui, sans être faux en soi, repose sur une hypothèse erronée», explique Michel Mayor, aujourd’hui professeur honoraire de la Faculté des sciences. Depuis Laplace, on sait que les planètes se forment au sein de disques de matière sans parvenir à comprendre d’où proviennent ces derniers. Vers 1900, James Hopwood Jeans, professeur à Cambridge et grande figure de la cosmologie britannique, parvient à imposer l’idée que ces disques de matière sont arrachés à une étoile par le passage d’un autre astre à proximité. Or, si la chose est possible sur le plan purement physique, la probabilité de rencontre entre deux étoiles est proche de zéro sur la durée de vie d’une galaxie.
«Faute d’être en mesure d’identifier le phénomène physique capable de créer ces disques de matière jusqu’au milieu des années 1950, on a mis très longtemps à sortir de cette hypothèse, complète Michel Mayor. Conséquence: aux yeux de la plupart des spécialistes, les planètes devaient être extrêmement rares en dehors de notre système.»
Fausses alertes Cela n’a pas empêché les scientifiques de continuer à scruter le ciel à la recherche d’autres planètes, parfois avec des moyens considérables, notamment après la découverte de Pluton en 1930.
Et, en 1943, alors que la Deuxième Guerre mondiale bat son plein, plusieurs équipes annoncent qu’elles ont décroché le «jackpot» en découvrant des compagnons autour d’étoiles proches grâce à la méthode de l’astrométrie (lire en page 36).
Même s’il s’avère rapidement que ces planètes sont le fruit de détections erronées, sur le coup la nouvelle suscite l’enthousiasme des astronomes. D’autant qu’on comprend au même moment que les disques de matière requis pour la formation des planètes sont les sous-produits inéluctables de la formation des étoiles elles-mêmes.
Cette fois, cela semble certain : le ciel est bel et bien rempli d’autres planètes. Mais dans ce cas où se cachent-elles et pourquoi diable est-il si difficile de mettre les yeux dessus ? La réponse se fera attendre jusqu’à la découverte de 51 Pegasi b en 1995, après une longue série de fausses alertes supplémentaires.
Au milieu des années 1980, Peter van de Kamp, qui suit alors depuis près de quarante ans l’étoile de Barnard, est ainsi certain d’avoir touché au but. Mais, là encore, il s’agit d’erreurs de mesure liées à l’instrumentation. Face à ce nouvel échec, plusieurs équipes décident de changer de technique en passant de l’astrométrie, trop peu précise, à celle dite des «vitesses radiales» (lire en page 36).
Elodie et les naines brunes Outre les Américains Geoffrey Marcy et Paul Butler, les Canadiens Gordon Walker et Bruce Campbell, l’équipe de Michel Mayor est elle aussi de la partie, avec un nouvel instrument installé sur le télescope de l’Observatoire de Haute-Provence et baptisé Elodie.
«Nous avons commencé notre campagne d’observation durant le printemps 1994, se souvient le chercheur genevois. Et l’ambiance n’était alors pas franchement à l’optimisme. Les premiers résultats que venaient de publier Campbell et Walker, après avoir étudié pendant une dizaine d’années une vingtaine d’étoiles très brillantes, ne faisaient en effet état d’aucune planète. De leur côté, Marcy et Butler avaient également fait chou blanc auprès de 25 astres.»
Le problème, c’est qu’ils n’adoptent pas la bonne stratégie de mesure. D’une part, persuadé a priori que la majorité des étoiles doivent avoir une planète géante telle Jupiter, ils décident de concentrer leurs efforts sur un nombre très limité d’étoiles. De l’autre, ils adoptent un rythme de mesure adapté à des périodes orbitales de plusieurs années.
L’ensemble de la communauté scientifique est en effet encore convaincu que les grandes planètes, qui sont les plus faciles à repérer, se trouvent loin de leur étoile, dans une zone où se trouvaient les grains de glace qui ont permis de les constituer et qu’elles ont par conséquent des périodes de rotation autour de leur étoile s’étalant sur des années, voire des dizaines d’années.
«Notre chance a été double, explique Michel Mayor. D’une part, nous disposions d’un instrument équipé d’un système informatique plus performant que celui de nos concurrents. De l’autre, nous ne cherchions pas seulement des planètes mais aussi des naines brunes. Et comme on ne savait quasiment rien à l’époque sur ces étoiles de petite masse, rien n’empêchait de penser qu’elles puissent avoir des orbites courtes. Nous avons donc adopté un calendrier permettant d’observer des objets qui se déplacent rapidement, ce qui s’est avéré être la bonne stratégie.»
L’énigmatique compagnon Après quelques mois de mesures, 51 Peg b est en effet repérée dès la fin de l’année 1994. Echaudés par les mésaventures de leurs collègues, les deux chercheurs genevois veulent toutefois être certains de leur fait avant d’annoncer leur fabuleuse découverte. « Si nos calculs s’avéraient exacts, nous avions déniché une planète dont les caractéristiques n’avaient été prévues par aucune théorie, puisque cet objet dont la masse équivalait à la moitié de celle de Jupiter était vingt fois plus proche de son étoile que la Terre ne l’est du Soleil et avait une période orbitale de 4,2 jours seulement », commente l’astronome.
Pour en avoir le cœur net, Michel Mayor et Didier Queloz sont contraints d’attendre que 51 Peg et son énigmatique compagnon ne réapparaissent dans le ciel de Provence, ce qui est le cas au début du mois de juillet 1995.
«Didier et moi avions demandé à nos familles de nous accompagner pour fêter l’événement si celui-ci devait se confirmer, ce qui a été le cas dès nos premières nuits d’observation, raconte Michel Mayor. C’est seulement à partir de ce moment-là que nous y avons réellement cru.» Il reste cependant à convaincre la communauté des astronomes qui, à force d’être échaudée, se montre plutôt circonspecte. L’annonce de la découverte, en octobre 1995, a beau faire le tour du monde en quelques heures, la nature imprévue de la nouvelle venue pose en effet question.
En réalité, la réponse existe déjà. Elle a été formulée par deux astronomes Peter Goldreich et Scott Tremaine en 1980 déjà et est liée au concept de migration orbitale. «C’est un développement théorique majeur dont le détail est très complexe, mais dont les idées de base sont relativement simples, résume Michel Mayor. Schématiquement, les planètes géantes comme 51 Peg b ou Jupiter dans notre système solaire naissent à une distance importante de leur étoile, là où le disque d’accrétion contient des grains de glace. Ensuite, ces jeunes planètes s’approchent de leur étoile en spirale durant un temps court – 1 à 2 millions d’années en direction de l’étoile. Une fois qu’il est totalement absorbé, le disque disparaît et l’orbite des planètes se stabilise. C’est ce qui explique la présence de 51 Peg b si près de son étoile.»
La chasse est lancée Quelques jours à peine après l’annonce officielle de la découverte de la première planète située hors de notre système solaire, les astronomes ont toutes les armes en main pour se lancer dans la quête de nouveaux mondes. Et la chasse sera fructueuse : en janvier 1996, Marcy, qui a entre-temps revisité toutes ses données, annonce la découverte de deux nouvelles exoplanètes (70 Virginis et 47 Ursa Majoris).
Dans les six mois qui suivent, la même équipe double la mise puis les chiffres s’emballent. Alors que les exoplanètes commencent à se compter par centaines (on en connaît aujourd’hui plus de 1700 de façon certaine, dont plus de 250 détectées par les astronomes genevois), des objets de plus en plus singuliers font leur apparition dans le ciel : systèmes comportant jusqu’à sept planètes tournant autour de la même étoile, planètes gravitant autour de deux étoiles, systèmes composés d’une étoile tournant dans un sens et d’une planète tournant dans l’autre sens, etc. (lire également en page 36).
«Ces découvertes ont radicalement transformé notre vision de l’Univers et remis en cause la plupart des choses que l’on croyait savoir à propos de la formation des planètes, conclut Michel Mayor. Mais tout cela était tellement étonnant qu’il a fallu attendre septembre 1999 et la découverte du premier transit – à laquelle notre équipe est associée – pour balayer les doutes des derniers sceptiques, témoigne Michel Mayor. Gordon Walker, par exemple, m’a avoué plus tard que ce n’était qu’à partir de ce moment-là qu’il avait été convaincu de la réalité de ces nouveaux mondes.»
* «Les nouveaux mondes du cosmos. A la découverte des exoplanètes», par Michel Mayor et Pierre-Yves Frei, Seuil 2001, 261 p.