Il n’y a pas 36 façons de faire la paix. Il n’y en a que cinq
Depuis des siècles, des penseurs ont imaginé des modèles d’organisation du système international pour établir une paix durable dans le monde. Bruno Arcidiacono, professeur à l’IHEID, les a répertoriés dans un ouvrage
A en croire Jean-Jacques Rousseau, nous vivons dans un état de guerre permanent, la paix n’étant que d’heureuses parenthèses. Pourtant, dès le Moyen Age, des penseurs ont imaginé changer radicalement cette réalité et ont proposé des solutions permettant, à leurs yeux, de passer de l’état de guerre permanent à celui de paix perpétuel, un état dans lequel, par définition, la guerre serait tout simplement impossible. Ces plans de pacification, loin d’être des utopies, ont une histoire que Bruno Arcidiacono, professeur d’histoire des relations internationales à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), retrace dans un ouvrage paru en 2011 : Cinq types de paix, une histoire des plans de pacification perpétuelle (XVIIe- XXe siècles).
Même éloignés de plusieurs siècles, la centaine d’auteurs étudiés par le chercheur genevois sont d’accord sur le fait qu’il ne sert à rien, pour parvenir à la paix, d’espérer changer la nature humaine ni celle des Etats. Même la meilleure éducation ou des régimes politiques par définition pacifiques, comme la démocratie libérale, n’empêchent pas un pays d’entrer en conflit avec un autre. Là où il faut agir, estiment-ils, c’est sur l’organisation de ces pays entre eux, c’est-à-dire sur les relations internationales.
«L’idée générale consiste à réformer le système international pour aboutir à un ordre nouveau dans lequel le recours à la force serait sanctionné de manière certaine et irrésistible, explique Bruno Arcidiacono. Les auteurs ne vendent pas du rêve en disant cela. Ils ne parlent pas d’utopie. Ils proposent des recettes qu’ils pensent réellement efficaces.»
L’hégémon Le premier type de paix recensé par l’historien, le plus ancien, est l’hégémonie. Selon la bonne vieille méthode hiérarchique, calquée sur l’organigramme divin, il suffit de disposer d’un souverain absolu qui dicte la loi pour imposer la paix au reste du monde.
«Le texte le plus ancien que j’ai trouvé proposant un tel modèle de pacification est De Monarchia, écrit par Dante au XIVe siècle, poursuit Bruno Arcidiacono. Pour lui, l’hégémon est un juge qui se place au-dessus des autres rois et règle leurs contentieux, évitant ainsi qu’ils ne recourent à la force. Cette ligne de pensée, j’ai pu la suivre à travers les âges, de Dante jusqu’aux tenants actuels de l’hyperpuissance américaine en passant par les adeptes du roi d’Espagne et de Napoléon. Les arguments sont exprimés différemment, mais au fond ils ne changent pas beaucoup.»
La difficulté de l’exercice, c’est que l’hégémon doit disposer d’une puissance qui dépasse celle de tous les autres souverains ou Etats réunis. Les candidats à ce poste changent avec le temps. Ainsi, le moine et philosophe italien Thomas Campanella (1568-1639) commence par voir le pacificateur de l’Europe dans la figure du roi d’Espagne avant de changer d’avis et de se ranger derrière le roi de France au moment où celui-ci devient le monarque le plus puissant, recevant de ce fait la mission sacrée de servir le reste du monde.
C’est cependant Napoléon qui s’est approché le plus près de la position hégémonique. Durant quelques années, entre 1807 et la campagne désastreuse de Russie, l’empereur français peut tout se permettre sur le continent. Ses partisans le présentent alors non seulement comme le libérateur des peuples mais aussi comme le pacificateur de l’Europe. Après des siècles de guerres ininterrompues depuis la chute de l’Empire romain, on rêve d’une nouvelle paix romaine, sous l’égide d’un hégémon. Le songe ne durera pas longtemps.
«Les Etats-Unis ont également pu prétendre à ce rôle durant la décennie suivant la chute du bloc soviétique avant de compromettre leur position, en grande partie à cause de leurs propres erreurs», précise Bruno Arcidiacono.
La solution hégémonique pose un autre problème : l’arbitraire. Comment s’assurer que le maître du monde, qui peut tout, imposera la paix plutôt que la guerre ? Selon Dante, si quelqu’un est aussi puissant, il n’a aucune raison de vouloir le mal. Il a déjà tout. Que voudrait-il d’autre que la stabilité du système ?
Erasme de Rotterdam (1467-1536), lui, s’oppose à un tel acte de foi en précisant qu’il acceptera un hégémon le jour où naîtra un souverain «semblable à Dieu». Même son de cloche chez les adversaires de Napoléon. Les monarques prussiens, anglais, autrichiens ou russes refusent en effet de placer le sort du monde entre les mains d’un seul souverain, qui plus est celui-là. Au modèle hégémonique, ils préfèrent, et de loin, la paix dite d’équilibre.
L’équilibre L’espoir suscité par ce type de pacification ne repose pas sur une seule hyperpuissance mais sur l’idée de balance entre deux superpuissances de force équivalente. Dans cette situation d’égalité des forces, la guerre n’a plus aucun intérêt puisque ses coûts excéderaient ses éventuels bénéfices. De plus, aucune des deux superpuissances n’attaquera un Etat tiers, car celui-ci serait immédiatement soutenu par l’adversaire. Non pas par esprit de justice mais pour éviter que l’autre ne gagne trop en puissance.
Cette idée de neutralisation mutuelle est inspirée de la réalité puisque l’Europe tend effectivement vers la bipolarité dès le XVIe siècle et durant deux cents ans avec la domination de la France et de la maison d’Autriche puis, plus tard, de la France et de l’Angleterre.
« Ces deux siècles ont été tout sauf pacifiques, note Bruno Arcidiacono. Concrètement, ce modèle ne marche pas, même si la Guerre froide au XXe siècle peut être considérée comme un argument plutôt en sa faveur.»
Le modèle est toutefois défendu par certains auteurs même lorsque la situation devient plus complexe en raison de l’émergence de non pas deux mais cinq superpuissances de force plus ou moins égale à la fin du XVIIIe siècle, avec la Russie, la Prusse, l’Autriche, l’Angleterre et la France. Pour les penseurs hostiles à l’hégémonie napoléonienne, il est en effet vital d’apporter un espoir de paix perpétuelle. C’est alors que des esprits brillants s’emparent de la métaphore newtonienne et comparent les puissances européennes à un système planétaire avec cinq corps gravitant en équilibre grâce à un jeu subtil d’interactions. Les négociateurs au Congrès de Vienne tentent un tel exercice en 1815 afin de rétablir une paix durable en Europe.
«L’image du système planétaire est tirée par les cheveux et, surtout, elle est contredite par les faits, note Bruno Arcidiacono. Le XIXe siècle, issu du Congrès de Vienne, est relativement pacifique en Europe, mais en 1914 l’équilibre ne suffit pas à empêcher l’éclatement d’une guerre générale.»
L’union fédérale Peu convaincus que l’hégémonie ou l’équilibre puisse apporter la paix, d’autres penseurs imaginent un troisième type de solution : l’union politique. Les Etats, selon eux, devraient s’organiser selon une fédération disposant d’organes suprêmes comme un tribunal, un parlement et un bras armé. Le premier principe de cette construction internationale serait d’exclure toute possibilité de recours à la force entre ses membres.
William Penn (1644-1718), un quaker anglais émigré en Amérique et qui a donné son nom à l’Etat de Pennsylvanie, est le premier à avoir théorisé ce concept à la fin du XVIIe siècle. L’écrivain et diplomate français Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, dit l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743), reprend l’idée à son compte. Selon lui, il suffit de convaincre la poignée de monarques européens qui comptent qu’une fédération représente la bonne solution pour parvenir à un monde sans guerre. Tout lui paraît tellement simple qu’il est persuadé que la paix régnera dans les mois suivant la publication de son manuel Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Il ne réussit à s’attirer que des sarcasmes.
«L’union fédérative des Etats devient plus problématique à concevoir avec l’arrivée de la démocratie, souligne Bruno Arcidiacono. Pour avoir la paix de cette façon, on risque en effet d’empiéter sur la liberté politique des peuples puisque l’existence d’un gouvernement suprême leur enlèverait une part de souveraineté qu’ils détiennent au niveau national.»
Pour répondre à cette objection, les fédéralistes du XIXe siècle, dont le philosophe français Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825), évoquent l’idée de rendre les institutions fédérales représentatives des peuples européens, et non seulement des monarques ou des gouvernements. Inspirées de l’organisation des Etats-Unis, les propositions prennent souvent la forme de deux chambres, l’une représentant les Etats et l’autre, les peuples. On parle alors beaucoup des Etats-Unis d’Europe. Une revue intitulée Etats-Unis d’Europe est même créée à Genève après la Conférence de paix de 1867. Elle paraîtra jusqu’en 1939.
L’union confédérale Certains auteurs, considérant qu’une fédération d’Etats est soit impossible à réaliser, soit indésirable en raison de son déficit de représentativité, privilégient l’idée d’une confédération. Dans ce cas de figure, les Etats conservent leur totale souveraineté et ne sont liés que par un nouveau contrat social qui met notamment hors la loi tout recours à la force. Le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) décrit pour la première fois en 1795 dans son ouvrage Zum Ewigen Frieden cette solution qui poursuit l’idéal de paix tout en préservant la liberté politique des peuples.
Toute la question consiste dès lors à savoir comment s’assurer, dans ces conditions, que les Etats respectent le contrat alors qu’il n’existe pas d’armée confédérale pour les y contraindre. Kant évoque une «sécurité collective», assurée solidairement par tous les pays. Mais l’échec de la Société des Nations, qui est basée sur cette idée kantienne, est la démonstration qu’un tel système ne fonctionne pas.
Le directoire Finalement, l’hégémon ne récoltant pas la majorité des suffrages, l’équilibre étant par nature instable, la fédération impossible et la confédération inefficace, quel modèle de paix perpétuelle pourrait redonner l’espoir aux peuples ? Certains auteurs, moins ambitieux mais plus réalistes, proposent alors une forme de directoire. Exprimée pour la première fois en 1815 par Friedrich von Gentz (1764-1832), le secrétaire du diplomate autrichien Metternich, l’idée consiste à constituer un club de grandes puissances (cinq à l’époque) dans l’arène duquel il n’est possible d’agir que si tous les membres sont d’accord, ce qui diminue le risque d’arbitraire. Si l’unanimité est atteinte, alors le directoire possède une force irrésistible et peut imposer ses vues aux autres Etats et imposer la paix.
Un tel système serait lent, car il faudrait négocier chaque question. L’idée fait néanmoins son chemin durant tout le XIXe siècle. Elle est à la base de la création de l’Organisation des Nations unies (ONU). Le Conseil de sécurité et ses cinq puissances majeures est le directoire proprement dit, et le droit de veto des membres assure qu’aucune décision ne soit prise sans atteindre l’unanimité.
Ce système fonctionne tant que les cinq puissances sont disposées à jouer le jeu. Si une seule s’y refuse, le mécanisme se bloque, ce qui a très rapidement été le cas de l’ONU avec le démarrage de la Guerre froide.
«La fantaisie humaine quand il s’agit d’imaginer des modèles de paix éternelle est finalement très limitée, s’étonne Bruno Arcidiacono. Je n’en ai répertorié que cinq types autour desquels les penseurs débattent depuis des siècles. On observe des raffinements, des changements d’appellation mais, fondamentalement, ce sont toujours les mêmes et le plus récent date de 1815. Rien d’autre, depuis, n’a été proposé comme alternative au désordre et à la guerre.»