Dessine-moi la paix
Si la guerre a inspiré de nombreux artistes tout au long de l’histoire, les représentations contenant un message pacifique sont nettement plus rares. Du moins au premier regard
Immatérielle, invisible et insaisissable, la paix ne se laisse pas facilement croquer. Alors que les représentations guerrières abondent dans l’histoire de l’art depuis la plus haute Antiquité, rares sont, à première vue du moins, les œuvres qui exaltent son pendant avant le XXe siècle. Cette parcimonie ne s’explique pas uniquement par les difficultés propres au sujet et à son aspect peu spectaculaire. Elle tient également au fait que, jusqu’à l’émergence des sociétés industrielles, guerre et paix sont deux états indissociables. Essai de typologie en compagnie de Jan Blanc, professeur au sein de l’Unité d’histoire de l’art, et Lorenz Baumer, professeur d’archéologie classique au Département des sciences de l’Antiquité, qui participent tous deux aux Rencontres historiques de Genève au travers d’une table ronde et d’une exposition.
La paix des Dieux
Dans le monde antique, avant d’être l’affaire des hommes, la paix est l’affaire des Dieux. Et elle ne fait pas figure de priorité. Tandis que la guerre est personnifiée par des divinités majeures comme Mars et Arès, il n’existe en effet pas de figure exclusivement dédiée au culte de la paix avant le IVe siècle avant J.-C et l’apparition d’une divinité appelée Eiréné (ou Irène) à la fin des guerres du Péloponnèse (lire en page 37). «Cette faible présence sur la scène iconographique est en somme tout assez logique, commente Lorenz Baumer. Le sentiment de paix va en effet de pair avec la concorde et la sécurité qui, toutes deux, sont créées par des moyens militaires. Par ailleurs, la guerre n’est pas non plus un concept uniquement destructeur. Elle est perçue comme un mouvement créateur qui suscite des initiatives et dont il va sortir quelque chose de neuf.»
Cette complexité persiste chez les Romains, pour qui c’est à Minerve qu’il revient de tempérer les ardeurs de Mars et ainsi de faire taire les armes. «Cette même idée se prolonge jusqu’à l’époque moderne, observe Jan Blanc. C’est notamment le cas dans un tableau de Rubens illustrant les bienfaits de la paix et au centre duquel on voit Minerve s’efforcer de retenir le bras belliqueux d’un Mars farouche.»
La paix des vainqueurs
Se vis pacem, para bellum (Si tu veux la paix, prépare la guerre), disaient les Romains. Cette conception, partagée jusqu’à l’aube de l’ère industrielle, est le reflet d’un monde dans lequel la guerre n’est pas une rupture de l’ordre établi, mais un moyen de le rétablir. Dans cette perspective, les innombrables représentations, figuratives ou métaphoriques, de triomphes ou de victoires militaires peuvent être lues comme des messages pacificateurs. «Le but de ces œuvres n’est pas de glorifier la guerre en tant que telle, mais de mettre en avant l’œuvre pacificatrice et la générosité du vainqueur», souligne Lorenz Baumer.
A l’époque romaine, outre les nombreuses mentions de la Pax Romana sur les pièces de monnaie, c’est surtout à Auguste que se rapportent les rares représentations de la paix parvenues jusqu’à nous. Loué pour avoir mis un terme à la guerre civile, le sénat fait ainsi ériger pour Auguste, du vivant de celui-ci, un autel à la paix sur lequel figurent des divinités protectrices ainsi que l’empereur et les membres des familles sénatoriales.
Inspirant de nombreuses œuvres littéraires, picturales ou musicales à partir de la Renaissance, l’épisode connu sous l’appellation générique de La Clémence de Scipion ou de La Continence de Scipion appartient au même registre. On y voit généralement le général romain qui, après avoir pris Carthage, décide de rendre à son père une jeune princesse promise à l’esclavage.
Il en va de même pour la Galerie des glaces ou le Salon de la Paix du palais de Versailles dont les décors mettent paradoxalement en scène les victoires de Louis XIV lors des guerres de Hollande en accentuant le rôle pacificateur du monarque français. Et c’est sans doute une ligne directrice similaire qui a guidé la main d’Antonio Canova au moment de sculpter son surprenant Napoléon en Mars désarmé et pacificateur, un colosse au torse nu, tenant la victoire en main dans lequel il ne faut pas voir un portrait du général belliqueux qui a mis l’Europe à feu et à sang, mais l’image d’un empereur divinisé venu apporter la paix et la liberté aux peuples opprimés par l’arbitraire.
La paix des hommes
Même si la guerre est la norme dans les sociétés d’Ancien Régime, elle n’est ni permanente ni omniprésente sur le territoire européen. Loin des champs de bataille, la paix existe donc sous de multiples visages. De très nombreuses représentations de souverains, de marchands, de notables ou de simples paysans prospères peuvent ainsi être lues comme l’incarnation d’une forme de paix civile assurée, d’un côté, par l’abondance de biens et de ressources et, de l’autre, par le respect des vertus de la morale et de la religion.
Un autre indice essentiel du bon fonctionnement de ces sociétés est la paix des familles. «A toutes les époques, il existe un nombre considérable de tableaux illustrant la paix familiale, confirme Jan Blanc. Le plus souvent, il s’agit de portraits collectifs où l’on peut voir une famille ordonnée, structurée, hiérarchisée autour du père de famille et sous le regard de Dieu. C’est à la fois un moyen de glorifier la famille en tant qu’institution et d’illustrer une forme de paix privée ou domestique.»
Très présent dans la tradition picturale française du XVIIe et du XVIIIe siècle, le thème pastoral, qui consiste à mettre en scène les amours champêtres de bergers et de bergères, peut, lui aussi, être interprété comme une manière d’incarner la paix au travers de moments de bonheur ayant pour décor une nature idéalisée.
Un registre naturel qui est également central dans l’allégorie du «jardin hollandais». Ce motif, qui connaît une certaine popularité au début du XVIIe siècle, met en scène les Pays-Bas sous la forme d’un ensemble de divinités incarnant les sept provinces du pays se trouvant généralement dans un jardin bien ordonné entouré d’un enclos. «La volonté est ici de valoriser un espace en paix au milieu d’un univers en guerre, complète Jan Blanc. Procédé que l’on retrouve quasiment à l’identique dans la Suisse du XIXe siècle, à la différence près que l’enclos est dans ce cas constitué par l’espace liminaire des montagnes.»
Autre sujet enjambant les frontières, le serment des armes. L’idée est ici d’illustrer l’unité du corps social en montrant l’engagement et la solidarité de ses membres qui, pour valider la parole donnée, croisent leurs épées. C’est le sujet de La Conspiration de Claudius Civilis, tableau peint par Rembrandt en 1661, du Serment du Grütli, signé par Johann Heinrich Füssli en 1780 ou encore du Serment des Horaces, œuvre de Jacques-Louis David achevée en 1785.
«Ce qui est intéressant dans cette manière de métaphoriser la paix à l’intérieur d’une collectivité ou d’un Etat, c’est qu’une fois encore, il n’y a pas d’opposition entre la guerre et la paix, mais plutôt une forme de complémentarité», observe Jan Blanc.
La paix des nations
Avant l’avènement de la photographie et des médias de masse, les images évoquant la conclusion de paix entre des Etats sont extrêmement rares. Au cours de l’Antiquité, la seule mention iconographique d’une paix contractuelle date du Ve siècle av. J.-C. et illustre le traité mettant fin aux hostilités entre Athènes et Argos.
Il faut ensuite attendre le début du XVIIe siècle, avec l’émergence d’un droit de la guerre et de la paix fondé sur le dialogue entre les Etats, pour voir réapparaître ce type d’image. Témoignage direct de ce processus de codification progressive : le très beau tableau sur lequel Gerard Ter Bosch rassemble la centaine de signataires du Traité de Münster qui, en 1648, valide la séparation des Provinces unies (aujourd’hui devenues les Pays-Bas) et des Flandres.
La paix universelle
Marqué par deux conflits mondiaux et l’entrée en scène de l’arme atomique, le XXe siècle est aussi caractérisé, d’abord durant l’entre-deux-guerres en Europe, puis aux Etats-Unis à la suite de la guerre du Vietnam, par l’émergence de mouvements pacifistes de masse. En réaction aux horreurs de conflits qui n’épargnent désormais plus les populations civiles, deux tendances se dessinent. La première consiste à créer un choc auprès de l’opinion en repoussant les limites du supportable. C’est le propos du Guernica de Picasso mais aussi de cette photographie réalisée par Nick Ut au Vietnam en 1972 et sur laquelle on voit une petite fille de 9 ans courir nue en hurlant pour échapper aux bombes incendiaires américaines.
A l’inverse, l’objectif de la seconde est d’offrir au monde un symbole universel et immédiatement compréhensible. Dans cette veine, on rangera naturellement Picasso et sa colombe, dessinée en 1949 pour illustrer l’affiche du Congrès mondial des partisans de la paix, mais aussi l’inusable macaron «Peace and Love» des hippies ou encore les drapeaux multicolores qu’on a vu fleurir dans les manifestations altermondialistes qui ont marqué le changement de millénaire.