Au menu des premiers paysans des Alpes
En analysant les restes végétaux conservés sur quatre sites alpins du Néolithique, une étude décortique le régime alimentaire des premières populations qui ont colonisé les régions de montagne en Europe
De quoi était constitué l’ordinaire des premiers paysans des Alpes ? Alors que la culture des populations du Néolithique est aujourd’hui relativement bien documentée pour les régions de plaine, la science est encore mal renseignée sur le mode de vie des communautés qui ont colonisé les régions de montagne à partir de la fin de la dernière glaciation, il y a 15 000 ans environ. Fruit d’une thèse de doctorat soutenue à Paris en 2010, l’ouvrage que publie aujourd’hui Lucie Martin, attachée de recherche à l’Institut Forel (Section des sciences de la Terre et de l’environnement, Faculté des sciences), permet de soulever un coin du voile. Centré sur quatre sites localisés entre 600 et 1800 mètres d’altitude, il offre, pour la première fois, une description de la vie quotidienne des paysans néolithiques (5500 av. J.-C. à 2500 av. J.-C. pour l’Europe) dans les régions de montagne construites sur la base de données scientifiques et d’hypothèses étayées. Explications.
De l’art de la carpologie Lucie Martin exerce une science aussi délicate que méconnue, celle de la carpologie. Cette discipline, qui fait partie du vaste champ de l’archéobotanique, s’intéresse aux restes végétaux – à l’exception du charbon – qui sont conservés dans les sédiments archéologiques. Qu’on les retrouve carbonisés, minéralisés, imbibés ou sous forme d’empreinte, ces derniers sont par définition fragiles. Délicats à manipuler, ils exigent par ailleurs un certain nombre d’opérations relativement fastidieuses avant de pouvoir être analysés.
Dans le cas présent, le processus retenu par Lucie Martin débute par le prélèvement d’un échantillon de sédiment dont le volume oscille entre 1 et 20 litres pour chaque couche du site concerné. Celui-ci est ensuite mis à décanter dans de l’eau pendant au moins douze heures. La solution obtenue est alors passée au travers d’une colonne contenant trois tamis dont le diamètre des mailles est décroissant (en règle générale de 4 à 0,5 mm.). A partir de là, tous les éléments bloqués par les mailles sont enregistrés par les chercheurs avant que les parties organiques qu’ils contiennent ne soient séparées du reste du sédiment.
Les restes ainsi révélés peuvent dès lors être identifiés par comparaison avec des collections de référence et la littérature spécialisée puis comptés selon une méthodologie rigoureuse. A noter que certains restes sont congelés avant d’être tamisés afin de ne pas être détériorés par ces multiples opérations.
Au total, plusieurs tonnes de sédiments ont été traitées sur les quatre sites concernés par ce travail : le Chenet des Pierres, en Tarentaise, la grotte des Balmes, dans la vallée de la Maurienne, la Grande Rivoire, dans le massif du Vercors, et l’Aulp du Seuil dans le massif de la Chartreuse. Ce qui a permis à Lucie Martin de bénéficier d’un corpus de plus de 100 000 restes botaniques.
Blé, orge et pavot Cette masse de données permet tout d’abord à la chercheuse de confirmer que la base de l’alimentation de ces premiers paysans alpins est constituée de céréales dès le début du Néolithique. Sous différentes formes, le blé et l’orge sont en effet présents sur l’ensemble des sites étudiés.
Toujours au rang des plantes cultivées, Lucie Martin a également identifié des résidus de pois et de pavot somnifère. «Cette dernière plante est cultivée depuis très longtemps pour son latex, qui est source d’opium, précise Lucie Martin. Cette substance possède en effet des propriétés médicinales multiples. Elle peut être utilisée pour lutter contre la douleur ou pour soigner les insomnies. Par ailleurs, sa graine, qui ne contient pas d’alcaloïdes, fournit de l’huile et peut servir comme condiment.»
Lieu de culture Les données archéologiques et la morphologie des graines de céréales ne présentent pas de différence significative avec celles cultivées en plaine à la même époque. Dès lors, il est difficile de savoir si le blé et l’orge ont été apportés ou cultivés sur place. Plusieurs éléments plaident cependant pour la seconde hypothèse.
«Le choix de certaines espèces rustiques, telles que le blé en grain qui est particulièrement bien adapté aux milieux rudes comme les zones d’altitude, nous fait pencher pour une culture montagnarde de cette espèce, indique Lucie Martin. Les données ethnographiques et historiques de la région alpine montrent d’ailleurs que le blé, l’orge, le pois ou le pavot sont encore couramment cultivés de nos jours jusqu’à environ 2000 mètres d’altitude.» La découverte, sur le site de la grotte de Balmes, d’un récipient en écorce de bouleau contenant une réserve de blé, va également dans le même sens. Tout comme celle de meules associées au broyage de céréales sur le site du Chenet des Pierres.
L’agriculture n’est toutefois pas la seule source d’approvisionnement dont disposent les populations alpines du Néolithique. Complément de la chasse, la cueillette permet également de tirer profit des multiples ressources offertes par la forêt et les sous-bois. A moyenne altitude (jusqu’à 1000 mètres), c’est la noisette – fruit riche en lipides qui se conserve à long terme sans traitement particulier – qui figure parmi les espèces les mieux représentées dans les échantillons de Lucie Martin.
Présent sur trois des sites étudiés, le gland de chêne ne dispose pas des mêmes avantages. Très astringent, cet aliment ne peut en effet être consommé sans un traitement préalable en raison de la grande quantité de tanin qu’il contient. Riche en amidon, il n’est toutefois pas dénué d’intérêt nutritionnel s’il est rôti ou préparé sous forme de soupe. On peut par ailleurs en tirer une farine permettant de confectionner des pains ou des galettes.
Deux espèces de sureau sont également très fréquentes. Le sureau noir, dont les baies sucrées peuvent être consommées directement, et le sureau à grappes, dont les fruits, riches en oligo-éléments et en vitamine C, nécessitent un traitement préalable. Viennent ensuite la pomme, la poire et la fraise sauvage, la prunelle, la framboise, le cynorrhodon ainsi que le raisin.
Pignons et raisin d’ours Parmi les plantes qui poussent à l’étage alpin, ce sont le pignon d’arolle (très riche en huile) ainsi que les graines de raisin d’ours, les myrtilles ou les airelles rouges qui dominent dans les échantillons.
«La variété des espèces représentées laisse penser que la cueillette s’inscrivait dans un ensemble d’activités incluant la chasse ou la recherche de matières premières, comme des gisements de silex, activités qui motivaient des déplacements réguliers», poursuit la chercheuse.
Les résultats obtenus par Lucie Martin suggèrent également que tous les ingrédients figurant dans ce vaste herbier n’étaient pas uniquement utilisés pour l’alimentation des hommes. «Les restes botaniques retrouvés dans les couches de «fumiers» fossiles, en particulier à la Grande Rivoire, ne correspondent pas à un spectre «naturel», mais à une économie de type pastorale, précise la carpologue. La surreprésentation de certains taxons suppose en effet une récolte préférentielle d’une ou de plusieurs espèces dans un but précis.»
En l’occurrence, la présence de petites branches, de brindilles ou de feuilles de nombreuses espèces (voir figure ci-contre) s’expliquerait selon Lucie Martin, d’une part, par un usage des arbres et des arbustes comme fourrage durant la mauvaise saison et, d’autre part, par l’utilisation de certaines espèces végétales comme complément alimentaire ou plante médicinale. Deux pratiques qui sont bien attestées dans les Alpes du Moyen Age à nos jours.
Du gui au lait Dans le cas de la Grande Rivoire, site utilisé comme bergerie, il est même possible d’aller un peu plus loin. Selon Lucie Martin, le fourrage d’arbre y était utilisé comme complément alimentaire au moins dans deux cas de figure : pour les animaux fréquentant ces lieux de parcage du printemps à l’automne et qui ont donc accès aux pâturages environnants, ainsi que pour les femelles qui viennent d’agneler et qui restent à la bergerie. Ce scénario est notamment corroboré par la présence de gui sur le site.
«Au vu de la nature des dépôts, cette plante n’est pas arrivée accidentellement dans l’abri avec un apport de bois, explique Lucie Martin. Son usage comme complément alimentaire et comme plante médicinale est connu pour le bétail, notamment pour favoriser la lactation des brebis. On l’utilise d’ailleurs toujours en Iran pour les vaches laitières.» Autre argument : la présence dans les mêmes couches archéologiques de fragments de faisselle servant à la fabrication du fromage.
If à tout faire L’usage de l’if est plus énigmatique. «Ce végétal est présent à la Grande Rivoire sous forme de branchettes, de boutons floraux et de graines carbonisées, constate Lucie Martin. Cela signifie que des branches et des rameaux d’if étaient clairement récoltés et apportés dans la bergerie, mais dans quel but ?»
Utilisé pour la qualité de son bois qui sert depuis toujours à fabriquer des armes et des outils, l’if contient également des alcaloïdes, ce qui le rend toxique. Il peut donc fournir du poison destiné à la chasse ou à la guerre. A l’inverse, il a des propriétés insecticides, antimicrobiennes et antibactériennes qui laissent envisager une fonction vétérinaire ou d’assainissement de la bergerie. Enfin, de nombreux exemples montrent que les ruminants peuvent s’immuniser contre les toxines de cette plante qui a l’avantage d’être très résistante et qui est parfois la seule ressource feuillée disponible en hiver.
«Globalement, ce qui se dessine à l’issue de ce travail pour les hommes comme pour le bétail, c’est un régime alimentaire riche et varié basé sur un mélange de céréales, de produits issus de la cueillette, ainsi que de compléments aux vertus médicinales et/ou sanitaires qui ne devait pas être très différent de celui des habitants de la plaine, conclut Lucie Martin. Le tout était inscrit dans un territoire qui préfigure d’une certaine manière les terroirs actuels et qui était organisé autour de pôles complémentaires avec des habitats permanents et temporaires, des bergeries, des sites de production ou de consommation.»
Vincent Monnet