Le vrai visage des kamikazes
Le sort des jeunes pilotes japonais chargés des «attaques spéciales» durant la Guerre du Pacifique n’a pas grand-chose à voir avec celui des terroristes d’aujourd’hui. C’est ce que démontrent constance sereni et Pierre-françois souyri dans un ouvrage captivant
Le 22 février dernier, une fillette de 7 ans fait exploser la bombe qu’elle porte sur elle dans un marché du nord-est du Nigeria, tuant cinq personnes. Deux jours auparavant, un couple d’origine néerlandaise fait de même à Mogadiscio. L’attentat se solde par 25 morts. Comme c’est devenu une habitude dans ce genre de cas, la presse attribue ces actes à des «kamikazes». Le terme est pourtant mal choisi. Comme le montre l’ouvrage que viennent de publier Constance Sereni et Pierre-François Souyri, respectivement assistante et professeur au sein de l’Unité de japonais de la Faculté des lettres, les attaques terroristes que nous connaissons aujourd’hui n’ont pas grand-chose en commun avec la stratégie adoptée par le commandement nippon entre l’automne 1944 et l’été 1945. D’abord parce que cette dernière impliquait des soldats visant uniquement des objectifs militaires. Ensuite parce que le consentement des kamikazes apparaît bien moins évident que l’historiographie tant japonaise qu’américaine l’a longtemps laissé entendre. Retour sur une tragédie inutile.
L’histoire des kamikazes commence à l’automne 1944, dans le cadre de ce qui constitue la plus grande bataille aéronavale de l’histoire (la bataille de Leyte, au large des Philippines). Le 25 octobre, à 10h53, un Mitsubishi Zéro de l’escadrille «Shikishima» (terme poétique qui renvoie au Japon ancestral) portant une bombe de 250 kilos percute en effet délibérément le pont du porte-avions américain St Lo.
Il s’agit d’une première dans l’histoire miliaire de l’humanité. Jusque-là, aucune nation n’avait en effet osé sacrifier délibérément son meilleur matériel et ses meilleurs combattants, ce qui est précisément la caractéristique des «unités d’attaques spéciales» imaginées par le vice-amiral Onishi Takijiro.
L’homme n’a pourtant pas le profil d’une brute épaisse. Considéré comme l’un des officiers les plus modernes et les plus novateurs de la marine japonaise, il était réticent à s’engager dans une guerre durable avec les Etats-Unis. Et surtout, dans son esprit, l’utilisation des kamikazes doit rester une mesure ponctuelle.
Décidée à un moment où le sort de la guerre semble d’ores et déjà scellé en faveur des Alliés, cette stratégie inédite a pour principal objectif de permettre à l’armée japonaise de frapper l’ennemi suffisamment fort pour que celui-ci envisage de négocier une paix avant de poser le pied dans le pays, ce qui, selon les propres termes d’Onishi, permettrait de «sauver 100 millions de Japonais».
Les choses ne se passent toutefois pas tout à fait comme l’avait espéré le stratège nippon. Il s’avère en effet rapidement que son plan ne suffira pas à renverser le cours de la guerre, la bataille de Leyte se soldant globalement par une nouvelle défaite pour l’armée impériale.
A priori, l’utilisation des kamikazes semble pourtant efficace. Selon les rapports qui parviennent au commandement japonais, un des cinq chasseurs de l’escadrille «Shikishima» est ainsi parvenu à lui seul à couler un porte-avions de 7800 tonnes.
La nouvelle est cependant trompeuse. «Ce qui n’apparaît pas encore clairement, expliquent les auteurs, c’est que le St Lo a coulé par un hasard extraordinaire, parce que la bombe, se détachant de l’avion, est venue exploser contre une réserve à munitions. En réalité, les kamikazes ne parviendront jamais à couler un vaisseau d’un tonnage supérieur à celui du St Lo.» Qu’importe. Pour le commandement de l’aviation japonaise, les attaques-suicides apparaissent dès lors comme le meilleur moyen de tirer parti des maigres forces aériennes qui lui restent. Progressivement, cette méthode va même s’imposer comme la principale tactique défensive du Japon.
Reste à trouver les hommes capables d’assumer une telle mission. Pour cela, nul besoin de recourir à des pilotes aguerris comme ceux qui dominaient les airs au début de la Guerre du Pacifique, ce qu’il faut, c’est fabriquer des «martyrs» à la chaîne. Résultat: alors qu’il faut compter deux ans pour former un pilote au moment de Pearl Harbor, il suffit de sept jours pour entraîner un kamikaze en 1945, certains ne sachant même pas comment faire atterrir leur appareil au moment de prendre leur dernier envol.
Malgré cela, selon la propagande officielle japonaise de l’après-guerre, tous les pilotes qui ont accepté ce rôle l’auraient fait de façon volontaire.
Or, les éléments rassemblés par les deux auteurs sur la base de rares témoignages disponibles semblent indiquer que, dans les faits, la situation est plus contrastée.
«Pour convaincre les jeunes soldats de choisir cette voie, on organise de grandes cérémonies et, surtout, on le fait en groupe et non individuellement, expliquent les deux auteurs. Les officiers supérieurs, après avoir prononcé des discours emplis de formules patriotiques sur l’importance des missions suicides pour l’avenir du Japon, demandent aux volontaires de se présenter. Parfois, il s’agit de lever la main, d’autres fois de faire un pas en avant. Chacun est «libre» de refuser.»
La cérémonie étant publique, il faut toutefois une bonne dose de cran pour refuser l’honneur de mourir en héros et risquer de passer pour un lâche aux yeux de tous.
Et si certains se réjouissent effectivement devant la perspective de «tomber tels les pétales d’un cerisier radieux», d’autres envisagent l’idée de leur sacrifice avec beaucoup moins d’enthousiasme.
C’est le cas de ce pilote qui, au moment de décoller pour son dernier vol, lance un «bande de c…!» à qui veut l’entendre. C’est également vrai pour cet autre «volontaire» évoquant dans un testament transmis clandestinement à ses proches sa conviction qu’«une nation autoritaire et totalitaire sera toujours vaincue».
Enfin, il y a aussi ceux qui, à l’image de Hayashi Toshima, un ancien étudiant de l’Université de Keio, tué le 9 août 1945 à l’âge de 25 ans, sont poussés par des motivations individuelles et non par un patriotisme aveugle: «Je peux mourir par fierté personnelle, écrit-il ainsi en avril 1945, mais je ne vais certainement pas mourir pour la marine impériale.»
Ces réserves, qui contredisent l’esprit d’obéissance et d’abnégation généralement prêté aux soldats japonais, se retrouvent dans les confessions – retranscrites après guerre par un journaliste officiel de l’armée –, du lieutenant Seki Yukio, chef de l’escadrille chargée de la première «attaque spéciale», qui est âgé de 23 ans au moment de sa mort. On peut y lire les mots suivants: «Monsieur le journaliste, le Japon est foutu s’il fait tuer des pilotes d’élite comme moi. Je suis parfaitement capable d’envoyer une bombe sur le pont d’un porte-avions sans avoir à m’écraser dessus! Je n’y vais pas pour l’Empereur, ni pour l’Empire du Japon. Moi, j’y vais pour celle que j’aime le plus au monde. […] Si le Japon perd, ma femme risque de se faire violer par les Amerloques. C’est pour la protéger que je vais mourir.»
Comme le rappellent Constance Sereni et Pierre-François Souyri, on ne saurait comprendre ce qui se passe dans la tête de ces jeunes candidats au sacrifice suprême sans prendre en compte le bain idéologique dans lequel ils ont trempé. «La propagande militaire cultive l’idée que le sacrifice suprême, bien organisé, peut être le gage de la victoire», écrivent les deux historiens. Pour y parvenir, elle se nourrit de divers épisodes historiques permettant de valoriser l’idée de sacrifice volontaire. Perçus comme une réincarnation moderne des samouraïs, les kamikazes sont invités à suivre la voie tracée par les héros nationaux qui ont donné leur vie pour l’empereur et qui depuis le début de l’ère Meiji disposent d’un sanctuaire (le sanctuaire Yasukuni, aujourd’hui très controversé dans la mesure où il abrite notamment le nom de criminels de guerre exécutés par les Américains).
Dans la littérature et la presse illustrée, on exalte les morts et les blessés tombés en nombre pendant la sanglante bataille de Port-Arthur, qui marque le début de la guerre de 1904-1905 contre la Russie, mais aussi l’histoire des «trois bombes humaines» qui auraient permis la victoire finale des Japonais lors de la bataille de Shanghai contre la Chine en 1931 ou celle des «neufs dieux de la guerre» qui, en se faisant sauter avec leur sous-marin dans la baie de Pearl Harbor, auraient contribué de manière décisive à la victoire.
Qu’ils soient réels ou mythiques, ces récits concrétisent une manière mortifère de penser et de se représenter l’héroïsme qui est officialisée en 1941 par le «code de conduite du combattant» dans lequel on peut lire «qu’il n’y a pas de plus grande honte que de tomber vivant aux mains de l’ennemi». En conséquence, la première leçon des jeunes recrues consiste dès lors à apprendre à se servir de son fusil pour ne pas avoir à tomber vivant aux mains de l’ennemi.
Cette normalisation de la lutte à mort se double d’un processus d’esthétisation du sacrifice. Ainsi, les opérations spéciales portent des noms de code inspirés par la poésie classique, tandis que les jeunes filles agitent des fleurs de cerisier pour saluer le dernier décollage des pilotes, ce qui permet d’assimiler leur destin à celui de ce végétal sacré qui s’épanouit avant de disparaître en pleine beauté. «Ce qui importe dans tous ces vocables poétiques, c’est de trouver les images qui permettent aux jeunes gens de se raccrocher à un passé lointain, mythique, immémorial, que l’on présente comme invariant, précisent les deux auteurs. La culture japonaise vient alors s’ériger en culture d’Etat, mais aussi en culture de mort.»
Au final, le recours aux attaques spéciales constitue, selon Constance Sereni et Pierre-François Souyri, un énorme gaspillage de vies. Sur le plan strictement comptable, les 3800 jeunes pilotes qui ont péri au cours d’opérations kamikazes sont parvenus à couler entre 40 et 50 navires ennemis causant la mort de près de 7000 soldats américains et en blessant environ 10 000 autres. Sur l’ensemble de ces raids suicides, moins de 15 % des appareils japonais ont provoqué des dégâts conséquents sur les bâtiments adverses.
Au-delà de ces chiffres, la stratégie adoptée par le commandement japonais a surtout eu de fâcheuses incidences sur l’attitude américaine envers le Japon dans les derniers mois de la guerre. Incompréhensible et donc inquiétant aux yeux des troupes américaines, le comportement des kamikazes a en effet fait naître chez eux une véritable psychose. Ce faisant, il a largement contribué à légitimer l’idée selon laquelle le seul moyen d’en finir rapidement avec cet ennemi fanatisé était le recours à l’arme atomique.
Vincent Monnet
Torpilles humaines et bombes «crétines»Les pilotes de Mitsubishi Zéro ne sont pas les seuls à avoir eu «l’honneur» de mener des opérations kamikazes durant la Guerre du Pacifique. Incapable de remplacer les appareils sacrifiés contre des navires ennemis à partir de 1944, l’armée japonaise développe dès lors, dans le plus grand secret, des alternatives moins coûteuses. Il s’agit des bombes pilotées (Oka), des torpilles humaines (Kaiten) et des bateaux bombes (Shinyo et Maru-re). Ces engins, sur lesquels tout ce qui n’est pas indispensable a été sacrifié, sont destinés à un usage unique et impliquent fatalement la mort de celui qui les manie. Le Oka (fleur de cerisier) est une sorte de fusée de 6 mètres de long en bois et en toile capable de porter 1800 kilos d’explosifs. Doté d’un cockpit, le Oka est incapable de décoller ou d’atterrir et doit être transporté à proximité de sa cible sous un bombardier. Il revient ensuite au pilote de guider l’arme, propulsée par cinq moteurs, sur son objectif. Les torpilles humaines Kaiten («renversement du sort») sont également guidées par un pilote, à la différence près que les choses se passent non plus dans les airs, mais sous l’eau. Développés à partir de mars 1944, ces engins pouvant emporter une charge de 1500 kilos d’explosifs sont équipés d’une direction rudimentaire qui rend leur maniement périlleux. Ils sont par ailleurs très peu fiables, notamment en termes d’étanchéité. Les différents bateaux bombes utilisés par la marine et l’armée de terre (Shinyo, Maru-re, Maru-ni) se présentent, quant à eux, comme de petits canots en contreplaqué équipés de moteurs et chargés d’explosifs. Souvent confiées aux plus jeunes recrues, ces armes simples, à bord desquelles 2500 Japonais ont trouvé la mort en quelques mois, sont relativement efficaces au regard des Oka, qui manquaient si souvent leur objectif que les Américains les avaient surnommés «Baka», ce qui signifie crétin en japonais. VM |