La face cachée du voile
Le « hidjab » est devenu le symbole de l’archaïsme présumé des sociétés musulmanes. Accessoire pratique, signe de distinction sociale, marque de pudeur ou de séduction, le voile est pourtant loin d’être uniquement un instrument de domination
Le voile est une prison. Accusé de priver la femme de sa liberté et d’entraver son émancipation, il est devenu le symbole d’un islam rétrograde, intolérant et incompatible avec la démocratie. Ce point de vue, qui trouve des soutiens non seulement parmi les féministes mais aussi aux deux bords de l’échiquier politique, a le mérite de la simplicité. L’inconvénient, c’est qu’il traduit de façon extrêmement réductrice un phénomène complexe qui n’a rien d’archaïque et qui renvoie avant tout à notre rapport au corps, à la pudeur et à l’altérité. C’est ce qui ressort de l’ouvrage collectif que viennent d’éditer trois chercheuses de la Faculté des lettres: Yasmina Foehr-Janssens (professeure de littérature et d’études genre), Silvia Naef (professeure à l’Unité d’arabe) et Aline Schlaepfer (maître assistante dans la même structure).
La loi des hommes «On voit aujourd’hui beaucoup de femmes voilées sur des couvertures de livres, en photographie ou dans l’art contemporain, constate Silvia Naef. Et le plus souvent, ces représentations les placent au centre du prétendu «choc des civilisations» que nous vivons actuellement. Notre objectif avec ce livre était d’aborder le sujet de façon non polémique et selon un point de vue historique et anthropologique peu exploré jusqu’ici.»
Premier constat: l’usage du voile n’est ni récent ni propre au monde musulman. Il est en effet présent dans l’ensemble du bassin méditerranéen depuis la nuit des temps puisque la première loi imposant aux femmes mariées de se couvrir la tête remonte à l’époque mésopotamienne, soit il y a 5000 ans environ.
«Le port du voile s’inscrit dans la longue histoire des restrictions et des contraintes auxquelles le corps féminin a été soumis depuis l’Antiquité dans l’ensemble du monde méditerranéen, précise Yasmina Foher-Janssens. Il repose sur la règle, édictée par les hommes, selon laquelle une femme convenable ne doit pas se montrer dans l’espace public tête nue parce que c’est une marque d’impudeur. De ce point de vue, il obéit à une logique vestimentaire qui, jusqu’à une époque très récente, était encore la nôtre. Ceci étant, il ne faut pas réduire le voile ou ses équivalents à cet aspect des choses, car il est également d’emblée utilisé comme un ornement et un moyen pour les femmes de s’embellir.» A cet égard, il suffit de relire les œuvres de Gérard de Nerval, d’Eugène Fromentin ou de Théophile Gautier pour s’apercevoir qu’au XIXe siècle, notamment, la femme voilée pouvait susciter autant le fantasme que la condamnation en Occident.
Second enseignement: le christianisme est la seule des trois grandes religions monothéistes à avoir sacralisé son usage. «En Mésopotamie, les femmes nobles se couvraient le visage avant l’avènement de l’islam parce que c’était un signe de distinction sociale permettant aux bonnes épouses de se démarquer des esclaves, alors souvent vendues comme concubines ou comme prostituées, explique Silvia Naef. Le Coran, de son côté, prescrit certes des règles de pudeur plus strictes pour les femmes que pour les hommes, mais il n’indique pas de tenue précise. Pour des questions de vocabulaire notamment, ce que nous appelons aujourd’hui «voile musulman» et qui peut, à l’époque, prendre de multiples formes, a donc un statut ambigu dans le monde musulman.»
Voile global
A l’inverse, dans le monde chrétien, l’Epître aux Corinthiens de saint Paul enjoint aux femmes qui prophétisent tête nue de se couvrir la tête lorsqu’elles interviennent dans l’espace sacré. Ce signe de légitimation religieuse se retrouve, dans un autre contexte, avec l’adoption d’une tenue particulière pour les moniales, pratique qui, à terme, donnera l’expression «prendre le voile» pour désigner le fait de consacrer sa vie à Dieu.
Comme le montrent les auteurs, le voile islamique tel qu’il est prôné actuellement par les mouvements de réislamisation est, par ailleurs, une invention récente et une manifestation globalisée de tenues traditionnelles très différentes selon les époques et les régions.
«Ce que nous appelons aujourd’hui «hidjab», ou voile islamique, est une sorte de tenue globalisée qui s’est imposée à partir des années 1980 à travers l’influence islamiste, explique Silvia Naef. De façon paradoxale, tout en s’étant étendu, cet usage est allé à l’encontre de ce qu’il aurait dû être dans l’esprit de ses promoteurs. Pour eux, il s’agissait en quelque sorte de rendre la femme invisible. Mais en se maquillant, en choisissant des motifs et des couleurs très voyants, celles-ci ont bien souvent détourné l’usage du voile. Leur but non déclaré étant d’attirer l’attention et de séduire.»
Autre mise au point: l’adoption du voile ne signifie pas non plus automatiquement le retour derrière les fourneaux. «Ce qui compte surtout pour ces femmes, poursuit Silvia Naef, c’est l’accès à l’éducation et au monde du travail et, de ce point du vue là, la situation a globalement progressé. Au Caire, il y avait 0,8% des femmes qui savaient lire et écrire à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, dans de nombreux pays arabes et musulmans, il y a plus de femmes parmi les étudiants des universités que d’hommes. Il y en a aussi de plus en plus qui travaillent.»
Tous contre un Dès lors, il paraît légitime de s’interroger sur les raisons qui font que, vu de l’Occident, le voile est si souvent considéré comme une offense aux valeurs démocratiques, en particulier dans un pays comme la Suisse, qui s’est bâti sur le principe de respect des confessions.
Une partie de l’explication pourrait se trouver dans le fait que si le voile fait à peu près l’unanimité contre lui, ce rejet est fondé sur des raisons très différentes. Pour les mouvements xénophobes, le voile – au même titre que le port de la barbe ou les minarets – est insupportable dans la mesure où il constitue une métonymie de l’islam et renforce la crainte d’une «islamisation rampante» de nos sociétés.
A gauche, l’opposition au voile est en revanche fondée sur une tradition anticléricale qui considère que toute tradition religieuse est par définition rétrograde, sexiste et incompatible avec la démocratie.
Enfin, pour nombre de féministes, porter un voile, c’est nier la longue et difficile conquête du libre usage de son corps qui a marqué l’histoire de ce mouvement tout au long du XXe siècle. «Le résultat, conclut Silvia Naef, c’est qu’en prétendant défendre la cause des femmes dans le monde, on stigmatise celles qui portent un voile, alors même qu’elles se trouvent souvent déjà en position sociale d’infériorité. De plus, en imaginant que parce qu’elles sont couvertes, elles ne peuvent rien faire, on les prive de leur capacité à agir en tant que personne à part entière. Or, même si les limitations peuvent être réelles, ce n’est pas le voile qui empêche les femmes d’être actives, de s’éduquer ou de travailler.»
Vincent Monnet