Huysecom l’Africain
Nommé en 2013 délégué au Rectorat pour l’Afrique, l’archéologue éric Huysecom a œuvré pour un rapprochement académique entre cinq universités de pays subsahariens et celle de Genève, ainsi qu’au lancement d’études africanistes. Retour sur le parcours de cet amoureux de l’Afrique
Quitter le pays Dogon en 2011 a été pour lui un crève-cœur. Devant l’avancée des islamistes venus du nord Mali, Eric Huysecom a en effet été contraint d’abandonner les trois bases scientifiques où il a travaillé durant plus de quinze ans dans les environs de Dimmbal, un village entre le fleuve Niger et la frontière avec le Burkina Faso. Professeur de l’Unité d’anthropologie (Département de génétique et évolution de la Faculté des sciences) et directeur du Laboratoire archéologie et peuplement de l’Afrique, il reçoit toutefois régulièrement des nouvelles de la quinzaine d’anciens ouvriers dogons qui le rejoignent une fois par année au Sénégal, sur un autre chantier de fouilles.
«Tout va bien, assure-t-il. Les bases maliennes sont toujours entretenues en notre absence par des personnes de confiance que nous rémunérons. L’hôpital que nous avons contribué à mettre sur pied à Dimmbal est autonome depuis un bon bout de temps. Le système de microcrédit, dans lequel nous avions injecté 15 000 francs lors de son lancement, dépasse toutes les attentes et n’a plus besoin de notre soutien. Quant au centre culturel et au musée, où sont exposées des pièces issues du patrimoine régional, il ne reçoit bien sûr plus aucun touriste mais des classes des écoles continuent à le fréquenter. Et il fonctionne aussi comme banque culturelle où les gens peuvent déposer des objets ayant une valeur patrimoniale en échange d’un prêt.»
Tout va bien sauf que le chercheur, qui a pourtant recommencé à se rendre régulièrement à Bamako, la capitale, n’a plus mis les pieds depuis quatre ans dans «son» village dogon.
L’actualité malienne laisse passer quelques lueurs d’espoir, comme cet accord de paix signé avec la rébellion à dominante touareg du nord le 20 juin dernier. Mais la menace terroriste n’a pas disparu. En témoigne l’attentat du 7 mars dernier au restaurant La Terrasse à Bamako qui a tué cinq personnes et blessé une dizaine d’autres (dont trois Suisses). Eric Huysecom aurait d’ailleurs pu faire partie des victimes puisqu’il avait rendez-vous dans l’établissement ce jour-là, précisément. Mais, à la dernière minute, venant d’achever une mission de terrain au Sénégal, il a déplacé d’un jour son vol. Une de ses connaissances a néanmoins pris un éclat dans le bras.
Parlant couramment le bambara, la langue principale du Mali, Eric Huysecom peut se targuer de bien connaître l’Afrique de l’Ouest, qu’il arpente depuis 1979 et où il ne compte plus ses amis et ses contacts. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a été nommé en 2013 délégué au Rectorat pour l’Afrique. Il est l’un des principaux acteurs de l’établissement du partenariat avec cinq universtés de premier plan du continent et de la création d’une Maîtrise universitaire en études africanistes (lire en page 20).
Mais d’où vient cet «Africaniste», comme se nomment eux-mêmes les chercheurs versés dans l’étude de l’Afrique subsaharienne? Retour sur le parcours de ce Belgo-Suisse, issu d’une famille séculaire de fabricants de chaussures dont le nom de famille vient d’un hameau brabançon rasé, dit-on, par Charles le Téméraire au XVe siècle.
Du Congo belge au Mali «Ma famille entretenait un lien traditionnel avec l’Afrique via le Congo belge, raconte-t-il. J’avais notamment un grand-père, Alfred Massart, qui était professeur de géodésie à l’Université d’Anvers et qui partait seul au cours de missions d’une année avec 150 ouvriers africains, dans les années 1918-1940, pour cartographier des régions entières d’Afrique centrale. Il adorait ce continent et y était très intégré, parlant de nombreuses langues locales. Il reste pour moi un exemple.»
Son premier contact physique avec l’Afrique a lieu en 1979. Eric Huysecom, 22 ans, travaille alors à l’Institut archéologique allemand à Francfort sur le mégalithisme européen. Il croise un jour dans les couloirs les pas d’un ténor allemand de la préhistoire, le professeur Hermann Müller-Karpe. Celui-ci, sachant que le jeune assistant belge est francophone, lui demande sans ambages de monter un projet de recherche en Afrique subsaharienne, un domaine que l’Institut aimerait développer.
De retour à Bruxelles, Eric Huysecom en parle à ses colocataires. Parmi eux, une Malienne lui montre un numéro récent du National Geographic évoquant la découverte au Mali de statuettes en terre cuite originales mises au jour par des archéologues américains.
«J’ai monté un dossier en quatre jours et je suis retourné voir Hermann Müller-Karpe, se rappelle-t-il. Les choses se sont alors enchaînées très vite. On m’a fait les vaccins au Ministère des affaires étrangères, on m’a donné un billet d’avion et un visa de service et deux jours plus tard, je me suis retrouvé au Mali. C’était un dimanche et il n’y avait personne pour me recevoir. Je n’avais jamais mis les pieds en Afrique avant.»
Il finit par arriver le lendemain à l’Institut des sciences humaines où il est reçu par le directeur, Klena Sanogo, qui deviendra un ami. Ce dernier lui donne la permission d’aller faire des fouilles au parc national de la boucle du Baoulé où des objets archéologiques avaient été découverts peu auparavant. C’est là qu’Eric Huysecom apprend la langue locale, car aucun des Maliens du village où il se loge ne parle français.
Dès le départ, l’archéologue s’implique dans la vie locale. Soucieux d’assurer la relève sur place, il emploie des ouvriers maliens pour ses fouilles, collabore avec des professeurs et des étudiants de l’Université de Bamako. En parallèle, il aide les villageois quand c’est nécessaire. Dans la boucle du Baoulé, plus d’une fois, il joue le rôle d’ambulancier ou aide à la construction d’un puits. En retour, on lui offre une case et il est associé au Conseil du village.
«Lorsqu’on travaille en Afrique, j’estime que l’on ne peut pas se contenter d’être un chercheur, lance Eric Huysecom. Une fois là-bas, je me considère comme un enfant du village, un Africain un peu plus riche que les autres. Et je fais ce que je peux pour répondre aux demandes.»
Un mot d’ordre cependant, pour toutes les activités étrangères au travail de fouille, qu’il s’agisse d’aider à construire une école, un hôpital ou un puits: il est hors de question de payer la main-d’œuvre. Cette dernière est à la charge des locaux.
Cette attitude ouverte et généreuse l’a sans doute servi tout au long de sa carrière puisqu’elle lui a permis d’ouvrir des portes et d’obtenir des informations précieuses sur des sites archéologiques inconnus.
Le pays Dogon En 1988, il rencontre Alain Gallay, directeur du Département d’anthropologie de l’Université de Genève, qui l’engage pour diriger un projet d’ethnoarchéologie dans le Delta intérieur du Niger. Quittant l’Institut allemand pour l’Université de Genève, Eric Huysecom assume ce nouveau mandat durant sept ans avant de démarrer en 1995 son propre projet sur le peuplement humain et le paléo- environnement. Il s’installe alors aux alentours de Dimmbal, dans le pays Dogon où il reste durant presque vingt ans.
Le pays Dogon est actuellement déserté par les touristes, mais la région est dans l’ensemble préservée des violences. Eric Huysecom espère d’ailleurs y retourner bientôt. Non pas pour réactiver ses travaux de fouilles, ce qui est impossible à court terme, mais au moins pour présenter la région à une anthropologue sud-africaine qu’il vient d’engager pour analyser des ossements prélevés là-bas dans des sépultures collectives érigées entre le IVe siècle av. J-C et le XIVe siècle de notre ère, et dont certaines contiennent les restes de plus de 500 individus.
«L’intérêt du pays Dogon, c’est que l’occupation humaine y remonte sans doute à un million d’années, précise Eric Huysecom. Nos propres datations absolues débutent seulement à 200 000 ans, mais nous possédons des objets plus anciens dont on n’a pas encore pu déterminer l’âge.»
Cette longue période presque ininterrompue d’activité humaine est racontée par des restes archéologiques (outils en pierre taillée, céramiques, vanneries, objets en fer, décors imprimés) mais aussi par les traditions orales qui décrivent une histoire du peuplement complexe, faite de délocalisations villageoises liées à l’instabilité de l’histoire climatique et politique (découvertes de points d’eau, assèchements de rivières, famines, conflits fonciers, replis à la suite de razzias de Peuls, Bambaras ou Mossis voisins).
Le programme de fouilles au pays Dogon fait partie d’un projet international que coordonne Eric Huysecom et qui regroupe non seulement des archéologues mais aussi des experts de paléométallurgie, de chronologie, de géomorphologie, d’archéobotanique, d’ethnoarchéologie, d’ethnohistoire, d’ethnologie et d’archéométrie. Très soudée, cette équipe de scientifiques, issue d’une douzaine d’universités suisses, françaises, allemandes, sénégalaise, malienne et ivoirienne, a aujourd’hui à son actif plus de 160 publications en commun.
Lorsqu’il a fallu quitter Dimmbal en 2011, Eric Huysecom a reporté une partie de ses forces sur un autre site de peuplement ancien, au Sénégal, sur les rives de la rivière Falémé, véritable artère naturelle sud-nord reliant les forêts de Guinée aux limites du Sahara. La nature du travail est assez similaire à celui mené jusque-là en pays Dogon. L’ambiance aussi. Durant ces missions, selon une tradition que l’archéologue genevois perpétue depuis bientôt vingt ans, il bat le rappel chaque soir vers 18 heures. Tout le monde, professeurs, étudiants et ouvriers, se retrouve alors autour d’un grand feu et d’une bassine pleine de bières et de sodas. Chaque chercheur expose alors en quelques minutes ce qu’il a accompli au cours de la journée, permettant ainsi à tout le monde de suivre l’avancement des travaux des différentes équipes.
Le fort français L’archéologue genevois a malgré tout réussi à conserver un petit pied-à-terre professionnel au Mali, loin des fous de dieu et de leurs kalachnikovs. A Farabana, dans l’extrême sud-ouest du pays, les villageois ont un jour montré à Eric Huysecom et Anne Mayor, chargée de cours à l’Unité d’anthropologie, des canons conservés au centre du hameau depuis des lustres. Après quelques recherches, notamment dans les archives françaises, il s’est avéré que l’endroit cache les restes d’un fort français du début du XVIIIe siècle, une curiosité en plein milieu du continent à une époque où les puissances coloniales limitaient leur présence sur les côtes.
«Ces canons étaient destinés à défendre les mines d’or du Bambouk (situées à une journée à cheval de la vallée de la Falémé) notamment contre d’éventuelles intrusions d’Anglais, explique Eric Huysecom. Les conditions de vie devaient être très difficiles. Selon les archives françaises, les soldats restaient sur place pour des séjours d’au moins quinze ans.»
La découverte de boulets en pierre de fabrication portugaise et remontant au XVe siècle complique la donne. Il est en effet possible que sous le fort français se cache un fort portugais, plus ancien.
La ville d’Issigny Dernièrement, Eric Huysecom s’est lancé dans un autre projet dont l’origine se cache dans un antique et rare volume que l’archéologue a acquis il y a plusieurs années: Relation du Voyage du Royaume d’Issyny par le Révérend Père Godefroy Loyer. Publié en 1714, le texte mentionne un royaume d’Issigny, son roi et, surtout, une ville sur le littoral de l’actuelle Côte d’Ivoire.
Le royaume et son roi sont connus. Le récit remonte à une époque où la France cherche à s’implanter davantage en Afrique avec les mines d’or du Bambouk et la traite des esclaves en point de mire. Le roi d’Issigny, devenu depuis Assinie, est alors l’allié de Louis XIV. Il a envoyé en 1687 en France deux de ses sujets à des fins éducatives. L’un d’eux, Aniaba, peut-être son propre fils, est même devenu capitaine des mousquetaires du roi. Il laissera à Paris un tableau le représentant à la cathédrale Notre-Dame, des romans inspirés de son personnage et, semble-t-il, une série d’enfants illégitimes.
La ville qu’évoque Godefroy Loyer, en revanche, est une énigme. Il existe bien aujourd’hui celle d’Assinie, située à l’est d’Abidjan. Mais elle est résolument moderne et ne cache manifestement aucun vestige sous ses fondations.
«C’est en parlant avec le représentant du roi actuel – car il existe toujours un roi d’Assinie, le dernier ayant été récemment intronisé – que j’ai compris que l’ancienne capitale du royaume ne se trouve pas à Assinie mais un peu plus loin, sur une île de la lagune, aujourd’hui intégrée à la réserve naturelle des îles Ehotilé, explique Eric Huysecom. Cette terre est aujourd’hui recouverte d’une végétation basse et dense. A première vue, il n’y a rien.»
Mais en se rendant sur place avec sa collègue Hélène Kiénon-Kaboré, professeure à l’Université Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan, il découvre sous la jungle les indices de la présence d’une ville. Entre-temps, ils retrouvent aussi les résultats d’un sondage effectué par un chercheur français dans les années 1970 et qui a mis au jour des canons et des bijoux en or.
«C’est une occasion unique de pouvoir étudier une ville africaine subsaharienne précoloniale pratiquement intacte, s’exclame Eric Huysecom. Il existe d’autres cités anciennes mais elles se trouvent sous Dakar, Accra ou encore Mombassa. Il n’en reste plus grand-chose. A Issigny, abandonnée vers 1760 ou 1780, il y a tout: les maisons, les rues, les objets…»
Mais ce n’est pas tout. Une deuxième île voisine servait de nécropole et une troisième, également déserte, était à l’époque réservée aux Ehotilés, une ethnie de pêcheurs qui vivait là avant la construction de la ville, vers le XVe siècle, par des Agnis. Les Ehotilés vivaient alors dans des villages palafittes qui ont tous disparu, sauf un, situé près de la frontière du Ghana et que l’archéologue genevois et ses collègues ont décidé d’inclure dans leur programme de recherche.
Le projet a reçu l’autorisation enthousiaste de tout le monde, gouvernement, universités, roi d’Assinie et représentants des Ehotilés inclus. Ces derniers ont même offert un terrain donnant sur la lagune et situé juste en face des îles afin d’y construire une base de recherche ouverte autant aux partenaires académiques genevois qu’ivoiriens.
Quant à l’hôpital d’Assinie, qui est, faute de moyens supplémentaires, quasiment vide, il pourra servir à la Faculté de médecine pour organiser des stages pour les étudiants ou des formations en parasitologie, par exemple. La région regorge encore d’autres opportunités académiques comme l’étude des règlements de conflits (la Côte d’Ivoire et le Ghana connaissent des tensions à cause du pétrole enfoui au large dans des réservoirs qui traversent la frontière) ou encore les sciences de l’environnement (la Côte d’Ivoire tente de classer les îles Ehotilé au Patrimoine mondial naturel et culturel de l’Unesco).