Campus n°122

Le chaos ordonné du développement des villes

La croissance urbaine en Afrique subsaharienne est une des plus rapides du monde. Son moteur : la recherche de positions citadines qui donnent accès à des opportunités multiples dans la petite production marchande et offrent des connexions continentales

En 1958, l’ethnologue et cinéaste français Jean Rouch réalise Moi, un Noir, un docu-fiction dans lequel il suit un groupe de jeunes Nigériens partis trouver du travail dans les faubourgs d’Abidjan en Côte d’Ivoire. Leur quête est vaine. Faute d’industrialisation massive, on ne leur propose que des emplois précaires. Mais la ville offre les distractions nocturnes qui leur font oublier les soucis de la journée. Précurseur de la Nouvelle Vague du cinéma français, le film montre les conditions de vie difficiles mais empreintes d’une certaine joie de vivre dans une ville de seulement 125 000 habitants (recensement de 1955).

Depuis, la migration des campagnes vers la ville s’est poursuivie. Abidjan a vu sa population atteindre près de 5 millions d’habitants en 2014. Et ce n’est pas fini. Malgré les infléchissements dus aux crises économiques et à la récente guerre civile, la courbe continuera à s’élever au cours du siècle à venir. Ces citadins de plus en plus nombreux forment une nouvelle classe sociale qui se distingue des ruraux non par un revenu plus élevé mais par son mode de vie. Explications avec Frédéric Giraut, professeur au Département de géographie et environnement (Faculté des sciences de la société).

«L’ Afrique subsaharienne se trouve dans une situation transitoire entre une société rurale, qui a marqué l’humanité durant des millénaires, et celle essentiellement urbaine, qui caractérise les pays industrialisés d’aujourd’hui, explique-t-il. Cela signifie que la vitesse de croissance des villes et de la population urbaine est très élevée, parmi les plus élevées de la planète, tandis que le niveau d’urbanisation, à l’échelle du continent, est encore inférieur à 50 %.»

Ce chiffre varie beaucoup selon les pays. En Afrique du Sud, on s’approche des 70 % de citadins, une proportion comparable à celle en Europe. Le Nigeria, qui compte pourtant Lagos, la ville la plus peuplée du continent avec ses 12 millions d’habitants, est dans une situation intermédiaire. Le Burundi, un des pays les plus densément peuplés d’Afrique, affiche quant à lui un niveau d’urbanisation de seulement 11 %.

Urbanisation galopante Cette urbanisation galopante se traduit par l’émergence de très grandes villes (des mégapoles comme Lagos, Johannesburg-Pretoria, Kinshasa, Abidjan ou Luanda) et une explosion de villes petites et moyennes qui éclosent, sur un semis plus ou moins dense de petits bourgs le long des axes de communication, à la proximité des frontières et à la périphérie des mégapoles.

«On voit même apparaître des ensembles encore plus grands et qu’on appelle des mégalopoles, un terme qui désigne de vastes régions dominées par le fait urbain et dans lesquelles on trouve une ou deux très grandes villes, plusieurs autres de taille moyenne et petite, note Frédéric Giraut. En Afrique, il s’en dégage une qui s’étend sur cinq pays. Il s’agit du littoral du golfe de Guinée allant d’Abidjan à l’ouest jusqu’à Port Harcourt à l’est dans le delta du Niger. On y trouve une mégapole avérée, Lagos, une autre en devenir, Abidjan, de grandes villes comme Accra et Lomé et de nombreuses cités plus modestes. Le tout est entouré de campagnes très densément peuplées d’où est en train d’émerger une kyrielle de petites villes.»

Le statut de citadin Le moteur principal de l’urbanisation en Afrique n’est pas l’industrialisation massive. Comme dans le film Moi, un Noir, il est toujours difficile de gagner sa vie dans les agglomérations africaines. Mais en s’installant en ville, on devient citadin. Ce statut ne se traduit pas par de plus grands revenus mais par un changement de mode de vie qui donne accès à des services tels que les communications, les nouvelles technologies, la connexion avec l’étranger, les transports, la distribution d’eau et d’électricité, etc.

«En Afrique, le processus d’abandon de son village pour s’installer en ville, avec la rupture que cela suppose et les conséquences parfois dramatiques que cela entraîne, existe bel et bien mais ce n’est pas le seul, souligne Frédéric Giraut. On assiste aussi à la mise en place de dispositifs sociaux et spatiaux dans lesquels un groupe de personnes, une famille élargie par exemple, possède des connexions à la campagne, dans la grande ville, dans la ville régionale voire à l’international. Les individus circulent à l’intérieur de ce réseau, certains se rendant dans la grande ville pour une place d’apprentissage, d’autres retournant au village pour la retraite. On déménage selon les niveaux de formation, les âges, les saisons. Il n’y a donc pas de coupure franche avec le monde rural d’origine.»

Moteurs économiques Longtemps considérées comme des calamités, puisque naissant et croissant dans un terreau non industrialisé, les grandes villes africaines, connectées avec le reste du monde, sont désormais considérées comme des entités essentielles, pour porter l’économie des Etats et générer de la croissance. S’appuyant sur ce qu’on appelle l’économie d’agglomération, elles concentrent les infrastructures autorisant à un coût moindre un certain nombre d’activités commerciales ou industrielles qui dépassent la petite production marchande traditionnelle. Les agglomérations favorisent aussi la formation ne serait-ce que d’une partie de la population, engrais essentiel pour une future croissance.

Mieux: les grandes villes entraînent dans l’arrière-pays le développement d’un énorme marché de ravitaillement urbain. Les paysans voient les opportunités se multiplier entre la production destinée à l’exportation, un secteur très important de l’agriculture africaine, et celle qui doit assurer l’approvisionnement des agglomérations. On voit même apparaître des terroirs, riches d’un savoir-faire dans la culture de certains produits agricoles, comme l’oignon violet de Galmi au Niger, très prisés dans les centres urbains.

Urbanisation spontanée Sans être franchement chaotique, la croissance des villes ne suit pas les schémas traditionnels qui passent par la viabilisation du terrain (du point de vue juridique, foncier et technique), la construction des maisons puis enfin l’occupation par les habitants. En Afrique, dans la plupart des cas, on voit surgir une construction du terrain avant toute viabilisation mais en l’anticipant. Concrètement, les futurs habitants ou des promoteurs immobiliers développent un espace urbain en respectant un certain ordre dans l’agencement des bâtiments afin de prévoir l’aménagement de rues, de réseaux d’eau et d’électricité, etc. De cette manière, tout est près pour une régularisation foncière ultérieure.

«Cette façon de faire est tolérée, explique Frédéric Giraut. Les pouvoirs publics n’ont de toute façon pas vraiment le choix compte tenu de leur incapacité à organiser l’urbanisation face à l’afflux de nouveaux habitants. De leur côté, les organisations internationales et non gouvernementales ont même tendance à accompagner ce genre de mouvement.»

Gestion fragmentée Ce type de croissance pose d’emblée l’un des principaux défis des villes africaines: leur gestion. Selon les quartiers et la nature des populations qui les habitent, les services publics seront plus ou moins accessibles. On retrouve le phénomène des ghettos ou des zones de non-droit dans toutes les grandes villes du globe mais en Afrique, où il se développe sur un fond de pauvreté majoritaire, il prend une dimension supplémentaire. On court sans cesse le risque que la majorité des citadins se retrouve avec un accès minimal aux services de base.

«Paradoxalement, il arrive même que le prix de certains de ces services (distribution d’eau, santé, école) soit plus élevé dans les lotissements pauvres que dans le reste de la ville, poursuit Frédéric Giraut. Par exemple, parce qu’on délègue leur gestion à des collectifs locaux qui s’avèrent plus chers et plus contraignants que les services municipaux qui desservent les quartiers considérés comme solvables.»

Le problème de fragmentation est accentué par le modèle de développement économique adopté par les villes africaines et qui est calqué sur celui des pays émergents. L’idée consiste à identifier et à équiper des sites stratégiques comme des zones industrielles ou immobilières, susceptibles d’intéresser les investisseurs étrangers. Pour qu’ils deviennent attractifs sur le marché mondial des investissements, ces sites bénéficient souvent d’un statut d’extraterritorialité avec, entre autres, des exemptions fiscales.

«Ces espaces vont certes générer une certaine richesse mais celle-ci ne sera pas redistribuée à la population via les impôts dans un cadre de gestion urbaine, déplore Frédéric Giraut. C’est un autre paradoxe. On veut des villes pour soutenir l’économie nationale mais pour qu’elles se développent on augmente leur fragmentation en créant des exceptions fiscales et des équipements hors planification urbaine.»

En matière de gestion des villes, l’Afrique peut toutefois se montrer audacieuse. L’Afrique du Sud est ainsi l’un des premiers pays du monde à expérimenter le concept de gouvernement métropolitain. L’idée consiste à doter une agglomération, ainsi qu’un espace supplé- mentaire destiné à recevoir sa croissance future, d’un gouvernement unique et hégémonique avec un exécutif fort. Beaucoup de métropoles mondiales appellent une telle structure politique de leurs vœux, mais c’est l’Afrique du Sud qui s’est lancée la première dans l’aventure, après la chute de l’Apartheid. Le pays a créé huit gouvernements métropolitains: Le Cap, Port Elisabeth (Nelson Mandela Bay), East London (Buffalo City), Bloemfontein (Mangaung), Durban (e Thekwini), Johannesburg, Pretoria (Tshwane) et Germiston (Ekurhleni). En tout, ils rassemblent plus de 20 millions d’habitants, soit plus de la moitié de la population du pays.