Avec « InZone », l’enseignement supérieur franchit les portes des camps de réfugiés
Lancé il y a tout juste dix ans, le projet InZone joue un rôle pionnier dans le domaine de la formation tertiaire en contexte de crise notamment grâce à deux containers mobiles installés dans les camps de Kakuma et de Dadaab, au kenya
S’adapter en permanence aux exigences du terrain. C’est le parti pris qu’a choisi Barbara Moser-Mercer, professeure à la Faculté de traduction et d’interprétation, dès les premiers pas du projet InZone, il y a tout juste dix ans. Depuis, le temps lui a donné raison. Collaborant avec des institutions telles que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), l’Université d’Oxford ou celle de Kenyatta, à Nairobi, sans oublier diverses ONG, la petite structure qu’elle a mise en place joue en effet aujourd’hui un rôle pionnier dans le domaine de l’enseignement supérieur en contexte de crise. Explications.
L’histoire d’InZone débute en 2005, lorsque l’Unité d’interprétation de l’Université est mandatée par l’Orga- nisation internationale des migrations afin de former des interprètes travaillant en Irak où la situation reste très tendue malgré la fin officielle du conflit. «Sur les 12 candidats retenus, seuls quatre ont finalement obtenu leur visa pour Genève, se souvient Barbara Moser-Mercer. Nous avons très vite réalisé que les besoins étaient énormes et que ces gens n’étaient pas du tout formés correctement à la tâche qui les attendait.»
Dans la plupart des cas, les personnes qui servent de traducteur dans les situations de conflits ne sont effectivement pas des interprètes de métier. Généralement recrutés sur place – essentiellement parce qu’ils ont des rudiments d’anglais, la langue de travail des humanitaires –, ils appartiennent le plus souvent à la communauté linguistique d’une des parties, ce qui pose parfois des problèmes d’impartialité et de neutralité. Ils peuvent par ailleurs être considérés comme des traîtres et subir des représailles durant et/ou à l’issue des conflits.
Disposant d’une certaine expertise en matière de formation à distance, l’équipe de Barbara Moser-Mercer se lance alors, en collaboration avec le CICR et depuis le bureau auprès des Nations unies dont dispose l’Université à Nairobi, dans la conception de cours virtuels de base permettant d’acquérir les principes essentiels du métier en situation de crise. «L’interprète est doté d’un pouvoir énorme, complète Barbara Moser-Mercer. Il peut biaiser la communication en introduisant de légères nuances dans son intonation. Il était donc primordial de rendre les participants au cours attentifs à leur devoir de neutralité en leur expliquant ce qu’il est possible d’accepter et de refuser dans de tels contextes de travail.»
La formule a ses avantages – la légèreté de l’infrastructure nécessaire, la possibilité de créer une communauté de praticiens pouvant partager leurs expériences au-delà des frontières – mais elle a aussi ses inconvénients.
«Après évaluation du projet, il est apparu que le tout-à-distance n’était pas idéal, confirme Barbara Moser-Mercer. Principalement parce que ce mode de fonctionnement ne permet pas de développer les compétences nécessaires ni de vérifier qu’elles sont acquises. Par ailleurs, nous avions commencé à travailler à Nairobi même – où nous avons eu de bons résultats – alors que de l’aveu même des populations locales, les besoins les plus criants se trouvaient dans les camps de réfugiés.»
En partenariat avec un ingénieur kényan, l’équipe de Barbara Moser-Mercer se lance alors dans la conception de deux structures mobiles permettant d’enseigner à la fois en présentiel et à distance. Baptisées «InZone@UNIGE Learning Hub», elles sont constituées de deux containers installés respectivement à Kakuma, dans le nord du Kenya, et à Dadaab, qui est le plus grand camp de réfugiés au monde, vers la frontière avec la Somalie. Ceux-ci sont reliés au réseau via un ordinateur ne contenant aucune pièce mobile susceptible de casser et conçu spécialement pour les pays en voie de développement. Chacun est équipé de dix postes de travail informatisés. La ventilation et l’alimentation en électricité sont assurées par la technologie solaire.
«En étant plus présents sur le terrain, nous avons progressivement réalisé que nous pouvions offrir davantage que la formation de base non certifiante que nous avons élaborée pour les interprètes humanitaires, explique Barbara Moser-Mercer. Les camps de réfugiés sont en effet des sortes de no man’s land éducatifs en ce qui concerne la formation tertiaire. Conformément aux souhaits du HCR et en collaboration avec l’Université Kenyatta, à Nairobi, nous nous sommes donc lancés dans le développement d’un certificat d’études avancées donnant droit à un titre reconnu par l’Université de Genève.»
Le projet aurait très bien pu ne jamais voir le jour puisqu’une semaine à peine avant le lancement du cours, le gouvernement kényan a tenté de l’interdire au motif que si les réfugiés pouvaient bénéficier de ce genre de formation tertiaire dans les camps, ils n’auraient plus de raison de vouloir rentrer chez eux. Grâce à l’intervention conjointe des Nations unies, du HCR et de l’ambassade de Suisse à Nairobi, un accord a toutefois pu être trouvé in extremis.
Dans chacun des deux camps, une vingtaine de candidats ont été retenus pour cette première volée. Malgré des résultats inférieurs au niveau des études secondaires, qui les privaient en principe de l’accès au cours, un important pourcentage de femmes a été intégré au groupe. «C’était essentiel pour nous non seulement pour des questions d’équité mais aussi dans la mesure où il y a toutes sortes de choses qu’une femme ne peut pas décemment confier à un homme dans ces régions, précise Barbara Moser-Mercer. Les faits nous ont d’ailleurs donné raison puisque, même si ces femmes ont commencé leur cursus avec un certain retard, elles se trouvent au final parmi les meilleurs étudiants.»
Cette réussite a cependant un coût. Il a ainsi fallu mettre sur pied un système de tutorat sur mesure pour encadrer les candidates et prévoir un budget pour l’intendance et la logistique du projet. Le cours étant payant, un système de bourse a en outre été mis sur pied avec le concours du Service de solidarité internationale du canton de Genève qui en assume l’intégralité de la charge financière.
«En chemin, nous avons beaucoup appris de nos erreurs, constate Barbara Moser-Mercer. Il existe en effet toute une série de spécificités propres à l’enseignement dans ce type d’environnement dont nous n’avions pas conscience au départ. Il faut certes être attentif à l’égalité des chances, au respect des droits humains mais aussi à une foule de petits détails que nous n’avions pas prévu de prendre en charge comme le transport ou les repas, mais sans lesquels rien n’est possible.»
Même s’il s’est avéré chronophage et qu’il nécessite une certaine souplesse en regard des normes académiques en vigueur sous nos latitudes, l’exercice a convaincu Barbara Moser-Mercer qu’InZone était sur la bonne voie et qu’il y avait encore beaucoup à faire, notamment du côté des formations non formelles utilisant des ressources ouvertes.
C’est dans cette perspective que l’équipe d’InZone s’est attelée à la préparation d’un MOOC (Massive Open Online Course) portant sur la communication humanitaire. Afin de cerner au plus près les besoins des futurs étudiants, InZone a lancé en janvier dernier une étude portant sur des centres urbains, plusieurs camps de réfugiés (Kakuma, Dadaab au Kenya, et Za’atari en Jordanie) ainsi que sur des communautés de réfugiés syriens migrants au nord du Liban. «L’objectif de cette étude, qui a mobilisé une soixantaine de participants, était d’étudier le potentiel des ressources ouvertes ainsi que de préparer le terrain pour notre MOOC, explique la chercheuse. Avec ce programme, notre ambition est de couvrir le dernier kilomètre, c’est-à-dire agir là où il n’y a en général plus personne qui peut vous aider. Sa principale particularité, c’est qu’il a été presque entièrement produit par les réfugiés eux-mêmes. Nous avons engagé des cameramen, formé les acteurs nécessaires puis nous leur avons laissé le champ libre pour adapter les scripts des vidéos. Ils étaient également en charge des traductions en arabe, kiswahili et somalien. En procédant ainsi, nous avons pu montrer que les réfugiés peuvent être considérés autrement que comme de simples bénéficiaires de l’aide humanitaire. Pour autant qu’on leur permette d’être actifs et de développer leurs compétences, ils disposent d’un potentiel extraordinaire non seulement en termes d’apprentissage mais aussi en termes d’innovation et de motivation.»
Désormais centrée sur le développement de formations adaptées à la fois aux besoins culturels et linguistiques des populations concernées tout en offrant une certification reconnue, l’équipe d’InZone n’entend pas s’arrêter en si bon chemin.
Dans le camp de Kakuma, un gigantesque sondage a ainsi été mené auprès de 180 000 personnes afin d’évaluer le niveau de formation et les besoins de la population francophone en la matière. En collaboration avec l’Université Purdue (Etats-Unis), Barbara Moser-Mercer planche, par ailleurs, sur un cours d’ingénierie de base sur le modèle du «Barefoot College», qui, en formant des grands-mères analphabètes à l’ingénierie solaire, aurait donné accès à l’électricité à plus de 450 000 paysans indiens.
Enfin, InZone s’est rapprochée de l’ONG Disaster Ready, qui est le plus important fournisseur de cours gratuits dans le domaine de l’humanitaire, afin de produire des modules d’enseignement livrés clés en main. «Disaster Ready se charge du contenu et nous assumons l’évaluation, commente Barbara Moser-Mercer. Au final, l’étudiant bénéficie non seulement d’un certificat officiel attestant qu’il a bien suivi le cours, mais également de crédits ECTS portant le label de l’UNIGE. L’avantage de ce modèle, c’est que, Disaster Ready offrant des centaines de cours, l’exercice est pratiquement sans limite.»