La vraie nature des maths
Discipline aride pour les uns, fascinante pour les autres, les mathématiques constituent le meilleur langage pour décrire les lois de la nature. exemple avec les travaux du Pôle Swissmap, dirigé par stanislav smirnov, lauréat de la médaille fields 2010 et professeur à la Section des mathématiques
Campus: Le Pôle de recherche national (PRN) SwissMAP (Swiss Institute for Advanced Research in Mathematics and Physics) est axé sur la physique mathématique. Que recouvre cette notion?
Stanislav Smirnov: Elle peut se comprendre aussi bien comme l’intersection que comme l’union des mathématiques et de la physique. Au départ, cette terminologie désignait une discipline tentant de décrire les phénomènes naturels avec la rigueur propre aux mathématiques. Elle s’est ensuite élargie pour regrouper l’ensemble des problèmes mathématiques soulevés par les théories physiques. Aujourd’hui, on y a ajouté des sujets purement mathématiques qui ont trouvé une utilité en physique. Les recherches de Vaughan Jones, actuellement professeur à l’Université de Vanderbilt aux Etats-Unis et qui a effectué sa thèse à Genève entre 1975 et 1979, illustrent bien ce dernier point. Le travail qui lui a valu la médaille Fields en 1990 concerne la topologie des nœuds, un sujet fondamental, très abstrait. Pourtant, certains de ses résultats – les Polynômes de Jones, notamment – ont été exploités dans un tout autre domaine, la théorie quantique des champs, qui tente d’expliquer la physique à l’échelle des particules élémentaires. Quoi qu’il en soit, la collaboration entre la physique et les mathématiques n’est pas nouvelle. Elle existe depuis les Grecs de l’Antiquité. Isaac Newton (1642-1727) l’a poussé à un degré inédit notamment dans son ouvrage majeur, Principes mathématiques de la philosophie naturelle. SwissMAP poursuit le mouvement et tentera d’opérer la synthèse des recherches actuelles en mathématiques et en physique.
Pourquoi est-il nécessaire de créer un Pôle dans ce domaine?
La première idée consiste à renforcer les liens existant entre l’Université de Genève et l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ) qui codirige d’ailleurs le PRN. Ces deux institutions possèdent historiquement un très haut niveau en physique théorique et en mathématiques. L’EPFZ a en effet compté dans ses rangs des personnalités comme le physicien Wolfgang Pauli et les mathématiciens Heinz Hopf et Hermann Weyl. Genève a pour sa part hébergé le physicien Ernst Stückelberg et le mathématicien Georges de Rham. Aujourd’hui encore, notre Section de mathématique, qui est de taille modeste par rapport à ses concurrentes internationales, se classe parmi les 50 meilleures du monde. SwissMAP souhaite poursuivre et intensifier cette tradition de qualité et de coopération en y joignant d’autres institutions: le CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire), les Universités de Berne et de Zurich ainsi que l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Le rôle du Pôle est de créer les conditions nécessaires pour structurer la recherche et canaliser les efforts sur un nombre restreint de sujets. On espère ainsi s’attaquer à des problèmes de très haut niveau. Nous avons défini cinq axes de recherche (géométrie, topologie et physique, théorie des champs, systèmes quantiques, mécanique statistique, théorie des cordes). Ce sont des domaines pour lesquels la Suisse dispose de très bons chercheurs et dans lesquels il existe des problèmes importants à résoudre.
Le budget de SwissMAP pour quatre ans est de 11,2 millions de francs. A quoi va-t-il servir?
SwissMAP se distingue de tous les autres PRN par le fait qu’il est exclusivement dirigé vers la science fondamentale et ne possède pas de composante expérimentale. L’argent que nous recevons du Fonds national pour la recherche scientifique n’est donc pas destiné à monter des laboratoires ou à acheter du matériel de mesure coûteux. Il servira surtout à intensifier les interactions entre les chercheurs, à inviter les meilleurs mathématiciens et physiciens tout au long de l’année, à mettre sur pied des programmes éducatifs en direction des collégiens notamment pour assurer la relève, à organiser des master classes, etc.
En quoi consiste une «master class» en mathématiques?
Il s’agit d’un programme d’études de niveau de la maîtrise universitaire qui dure un an et se déroule à Genève. Il s’adresse à des étudiants étrangers et suisses et propose des cours donnés par des spécialistes venus du monde entier. Le sujet change chaque année. La master class qui est actuellement en cours est consacrée à la mécanique statistique. L’année prochaine, elle se concentrera sur le thème de la géométrie, topologie et physique. Ces cours (rapportant 60 crédits) sont ouverts aux étudiants les plus prometteurs ayant atteint le niveau de maîtrise universitaire (voire du baccalauréat universitaire pour les plus doués). Cette année, il y en a une douzaine, originaire du Chili, du Brésil, des Etats-Unis, du Canada, du Royaume-Uni, de France, d’Italie, de Finlande et de Russie. Ces master classes sont également utiles pour les étudiants genevois puisque les cours sont ouverts à tous. Elles permettent, entre autres, d’améliorer la visibilité des mathématiques suisses à l’international et de multiplier les possibilités de contacts.
Les contacts humains jouent-ils un rôle important dans la pratique des mathématiques?
Depuis une trentaine d’années, les mathématiques deviennent une discipline d’équipe. Alors que par le passé, elles se sont spécialisées en branches distinctes, nous vivons aujourd’hui un mouvement inverse, un âge de synthèse qui exige des échanges constants. On le remarque dans la littérature scientifique. Les articles sont de plus en plus signés par deux voire trois auteurs. C’est plus amusant de travailler à plusieurs. En outre, la discipline s’est également complexifiée. Il est très profitable d’exploiter des connaissances venues de plusieurs horizons. Les résultats les plus intéressants de ces dernières décennies ont d’ailleurs été obtenus grâce à la combinaison de différents sujets.
Les mathématiques ont donc beaucoup profité de l’explosion des moyens de télécommunication…
C’est vrai. Le courrier électronique a permis depuis longtemps d’intensifier les échanges d’idées. Cela dit, ces dernières se transmettent plus efficacement par vidéoconférence, lorsqu’on se parle les yeux dans les yeux. Mais rien ne vaut une vraie rencontre en chair et en os lorsqu’il s’agit de suivre un raisonnement ou de comprendre une démonstration. Malgré l’explosion des moyens de communication qui caractérise notre époque, nous n’avons d’ailleurs pas diminué nos déplacements. Au contraire. Les mathématiciens n’ont jamais autant voyagé qu’aujourd’hui.
Les problèmes mathématiques qui vous préoccupent trouvent-ils souvent leur solution au coin d’un tableau noir lors de discussions informelles?
Notre matériel est effectivement très sommaire, il peut se résumer à du papier, un tableau noir et de quoi écrire. Du coup, un collègue peut vous ouvrir les yeux en proposant une approche à laquelle vous n’avez pas pensé et un tableau noir peut suffire pour jeter ou tester sommairement une idée. Mais les solutions nous tombent aussi dessus après avoir réfléchi longtemps à un problème puis en le laissant momentanément de côté. A cet égard, l’histoire du mathématicien français Henri Poincaré (1854-1912) est célèbre. Tandis qu’il planchait depuis un moment sur des équations différentielles, il décide de se changer les idées en partant pour une campagne de prospection géologique. Au moment du départ, alors qu’il monte dans le véhicule et que son esprit est totalement ailleurs, il voit brusquement et avec une grande clarté que son système d’équations est identique à un autre, utilisé dans un domaine très différent de mathématiques, celui de la géométrie non euclidienne. Cette vision subite lui permettra d’effectuer une percée importante dans son champ de recherche.
Existe-t-il en mathématiques des écoles de pensée différentes?
On ne peut pas généraliser, surtout à l’ère de la globalisation et d’Internet qui favorisent l’uniformisation des idées. Cela dit, on peut distinguer quelques archétypes de mathématiciens. Du côté français, la société secrète de Nicolas Bourbaki, qui s’est réunie la première fois en Auvergne à la fin des années 1930, a obtenu de nombreux résultats importants notamment en algèbre. Son mode de travail et de pensée, fondé sur l’abstraction et la généralisation, a influencé beaucoup des mathématiciens français qui ont suivi. En Russie, là d’où je viens, la démarche est peut-être plus pragmatique. On commence avec des exemples puis on généralise ensuite. On essaie d’emprunter des intuitions venues d’autres domaines, surtout de la physique.
Qu’en est-il de la Suisse?
La Suisse est placée au centre de l’Europe et a connu de ce fait de nombreux échanges et influences scientifiques, que ce soit de la France, de l’Allemagne et même de la Russie avec laquelle les échanges sont anciens. En effet, les trois premiers mathématiciens de Russie étaient suisses. A la fin du XVIIe et au début XVIIIe siècle, le tsar Pierre le Grand, désireux de moderniser son pays et de réduire le fossé scientifique qui le sépare du reste de l’Europe, tente d’attirer des savants à sa cour. C’est ainsi que, sur la recommandation du grand mathématicien allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), il invite les frères bâlois Nicolas et Daniel Bernoulli à venir enseigner dans sa nouvelle Académie des sciences à Saint-Pétersbourg. Tombé malade, Nicolas meurt en 1727, huit mois seulement après son arrivée à Saint-Pétersbourg. Il est alors remplacé par un autre Suisse, Leonhard Euler. Celui-ci restera plus de trente ans en tout en Russie (il y est d’ailleurs enterré). Dans mon pays, on le considère comme un mathématicien russe d’origine suisse. Il a créé l’école de mathématique russe. Celle que j’ai suivie trois siècles plus tard.
De Léningrad à GenèveNé en 1970 à Léningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), Stanislav Smirnov a été influencé par son grand-père, mathématicien de formation, qui a fait carrière en tant qu’ingénieur et professeur de mécanique. C’est lui qui, le premier, donne à Stanislav le goût des sciences. Le jeune homme se sent même tellement à l’aise dans ce domaine qu’il remporte la médaille d’or avec des scores parfaits aux Olympiades internationales de mathématiques en 1986 et 1987. Stanislav Smirnov commence ses études à l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg tandis que le Rideau de fer se lézarde en Europe. C’est une période intense pour l’étudiant, particulièrement en 1991 et 1992, tandis que l’Union soviétique s’effondre et que la nouvelle Russie se crée. «C’était une époque pleine d’espoir et d’enthousiasme, se rappelle Stanislav Smirnov. Nous participions aux événements, aux manifestations. Nous pensions que le monde et la Russie étaient en train de changer pour le mieux.» La réalité s’avère plus rude que prévu. Du jour au lendemain, le système éducatif, gratuit sous le régime communiste, devient à la charge des étudiants. Le chaos règne dans les facultés. En 1992, Stanislav Smirnov, qui termine alors son baccalauréat universitaire, accepte une invitation du Californian Institute of Technology pour y mener une thèse. Après quelques années passées dans l’ouest des Etats-Unis, le jeune mathématicien poursuit son parcours académique par l’Université de Yale, l’Institut Max Planck des mathématiques de Bonn, l’Institut for Advanced Studies de Princeton, l’Institut royal de technologie de Stockholm puis, enfin, en 2003, l’Université de Genève où il obtient un poste de professeur. «Je connaissais déjà l’Université, explique-t-il. Ma femme y avait fait sa thèse. Elle travaille d’ailleurs toujours dans la même section que moi, en tant que professeure.» Au cours des années, le chercheur collectionne les distinctions comme le prix Salem et le Clay Research Award en 2001, le prix Rollo Davidson en 2002 ou encore le prix de la Société mathématique européenne en 2004. Le sommet est atteint en 2010 avec la médaille Fields, la plus haute distinction en mathématiques, l’équivalent d’un prix Nobel en termes de prestige (le montant de la récompense étant toutefois nettement plus modeste). Les pérégrinations de Stanislav Smirnov ne l’ont toutefois jamais coupé de sa patrie. Le mathématicien conserve en effet un poste partiel à l’Université de Saint-Pétersbourg où il codirige un laboratoire et aide à moderniser le système d’enseignement. «Aujourd’hui, il y a un trou générationnel dans la science russe, explique Stanislav Smirnov. Il y a de jeunes étudiants très brillants et de vieux chercheurs encore très actifs et de très haut niveau. Mais les premiers cherchent à partir et les seconds ont atteint l’âge de la retraite. Le pays manque cruellement de chercheurs entre 30 et 60 ans. Ils existent, mais il y en a beaucoup moins qu’avant. J’essaie de contribuer à résoudre ce problème. Je pense que c’est bien pour l’Europe et le monde que la science russe puisse se relever complètement et reprendre une place de premier plan.»
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