Le multiculturalisme à l’épreuve des faits
Les résultats de la plus vaste enquête jamais menée en Suisse sur l’ aCquisition des langues et le rapport à l’ altérité montrent des compétences élevées mais mal exploitées en termes de maîtrise des langues nationales
Le projet multiculturel est-il voué à un échec total, comme l’affirmait Angela Merkel en octobre 2010? A la lecture des résultats de l’enquête Suisse – Société multiculturelle, on serait tenté de penser que la chancelière allemande est allée un peu vite en besogne ou, du moins, que ce qui est peut-être vrai pour l’Allemagne ne l’est pas forcément pour la Suisse. Analysant la question sur le plan de la diversité linguistique des jeunes Suisses, d’une part, et au niveau de leur positionnement face à la problématique migratoire, de l’autre, ces travaux montrent en effet que, dans ce domaine, toute tentative de raccourci est périlleuse tant il est vrai que les attitudes reposent sur des enjeux complexes et contrastés. Explications avec François Grin, professeur à la Faculté de traduction et d’interprétation et directeur de l’Observatoire Economie-Langues-Formation, qui a piloté l’étude.
Compétences en stock Le premier enseignement qui ressort de cette gigantesque enquête opérée auprès de 41 000 jeunes hommes lors du recrutement de 1500 femmes de nationalité suisse (ce qui en fait la plus vaste étude menée à ce jour sur le sujet dans notre pays), est que le stock de compétences linguistiques en Suisse est important mais qu’il demeure peu visible ou mal valorisé.
Selon le tableau brossé par les chercheurs dans un volumineux rapport de plus de 600 pages, 11 % des jeunes Alémaniques et 25 % des jeunes Romands disposent ainsi de la double nationalité. A l’échelle nationale, 30 % des individus interrogés ont un ou deux parents étrangers et un quart d’entre eux comptent autant d’étrangers que de Suisses parmi leurs amis. L’immense majorité des personnes interrogées (98 %) a pour langue maternelle un des quatre idiomes nationaux. Cependant ce ne sont pas moins de 126 langues différentes qui sont mentionnées lorsqu’on interroge ces mêmes jeunes sur leur fréquentation des langues étrangères. En termes quantitatifs, c’est l’anglais qui est le plus souvent cité (85 % des cas), suivi du français (68 %), de l’allemand (21 %), de l’italien (14 %), de l’espagnol (6 %), des langues slaves de l’ex- Yougoslavie (3 %), puis de l’albanais (2 %). Au vu de ce qui précède, la Suisse apparaît donc bel et bien comme une société foncièrement multiculturelle, contrairement à ce que laissent penser certains discours émanant des médias ou du monde politique.
Quête de sens Les données rassemblées par l’équipe de François Grin mettent cependant en évidence la complexité qu’implique cette diversité, notamment sur le plan de la cohésion nationale. Pour plus de 50 % des Romands et près de 40 % des Alémaniques et des Tessinois, l’identification à la région d’origine passe en effet avant l’attachement au pays dans son ensemble. Plus préoccupant: les capacités à parler une autre langue nationale que la sienne stagnent à un niveau relativement bas, seule une minorité des gymnasiens (41 % en Suisse alémanique et 25 % en Suisse romande) atteignant le niveau requis par le système d’enseignement, soit le niveau B2, censé permettre de participer à une conversation, de lire le journal ou de rédiger un texte cohérent.
Un problème qui, selon les chercheurs, est moins lié à un manque de motivation qu’à une absence de sens. Car si la plupart des personnes interrogées se disent désireuses d’apprendre des langues pour autant qu’on les soutienne dans cette démarche, elles estiment dans le même temps les cours de langues nationales ennuyeux et inutiles. Cette tendance, nettement plus marquée du côté masculin qu’au sein de l’échantillon féminin contraste avec le regard posé sur l’anglais qui jouit d’un préjugé favorable et dont l’enseignement est bien considéré.
«Si échec de l’école il y a, ce n’est pas forcément l’échec de l’institution, des méthodes ou des enseignants, commente François Grin. Les présupposés des élèves jouent en effet un rôle important. Les jeunes Suisses vivent dans un environnement où l’exposition à l’anglais est très forte, alors que les langues nationales sont marginalisées. Dans un tel contexte, le message – souvent présenté comme pragmatique – «l’anglais d’abord et tant pis pour les langues nationales», qui est seriné à l’envi dans les médias, a un impact délétère sur les attitudes. Même si les voix de la vertu essaient de rappeler que l’apprentissage des langues nationales est important pour toutes sortes de raisons, le discours simplificateur semble plus efficace. » Un fait d’autant plus regrettable que sur le strict plan comptable, la maîtrise d’une autre langue nationale que la sienne peut, selon les régions, être plus rentable que celle de l’anglais.
Ouverture graduée Le second volet de l’enquête, qui porte sur les attitudes envers l’altérité, confirme que l’ouverture face à l’étranger a tendance à être plus grande en milieu urbain et parmi les sympathisants de gauche. Les chercheurs sont cependant allés un peu plus loin en analysant la manière dont les différents enjeux liés à l’immigration et à l’intégration se structurent dans l’esprit des jeunes citoyens suisses.
A cet égard, c’est la question de l’ouverture à la présence étrangère en tant que telle qui suscite les réponses les plus contrastées, avec des degrés d’acceptation qui varient considérablement selon l’appartenance politique ou le lieu de résidence, le niveau socioculturel n’ayant pas dans ce domaine une influence déterminante. Les mêmes différences, bien que moins marquées, existent à propos de la possibilité de mettre en place des arrangements ponctuels liés à des habitudes culturelles. L’homogénéité des réponses est en revanche assez grande en ce qui concerne le refus de relativiser les normes civiques qui régissent la vie en société (égalité entre les sexes, censure dans les médias, union entre personnes de même sexe, etc.).
«Nos résultats montrent que nos jeunes compatriotes peuvent considérer favorablement la présence de communautés étrangères sur le sol national et en même temps attendre d’elles une volonté d’intégration se traduisant par l’adhésion à une série de normes perçues comme «non négociables», précise François Grin. Et ceci tout en admettant, au cas par cas, des accommodements ponctuels permettant d’adapter certaines situations pratiques aux besoins religieux ou culturels des personnes d’origine étrangère. En d’autres termes, cela signifie que l’exigence d’intégration ne doit pas être confondue avec un refus de la présence étrangère. Se dire hostile au port du voile dans l’espace public ne signifie donc pas automatiquement que l’on est favorable à une Suisse sans étrangers.»
Mandatés par une commission parlementaire, les chercheurs présentent également à la fin de leur enquête une série de propositions esquissant quelques pistes d’action à destination des politiques. Parmi celles-ci, François Grin insiste sur la nécessité de donner davantage de sens à l’enseignement des langues nationales en introduisant l’enseignement bilingue au niveau du secondaire II (école post-obligatoire) tant pour les élèves du collège que pour ceux de l’école de culture générale ou les apprentis. Pour enrayer la tendance actuelle, le professeur appelle également de ses vœux une évolution du discours politique face auquel il est devenu difficile d’adopter une position évitant des simplifications dangereuses: «Les électeurs, regrette le professeur, sont désormais souvent coincés entre une extrême droite dont le programme consiste à faire croire que les enjeux de l’immigration sont un tout monolithique qui doit être rejeté en bloc et une gauche qui assimile toute réserve par rapport à des manifestations d’altérité (port du voile, déni de l’égalité de genre, crime d’honneur) à de la xénophobie.»
Vincent Monnet