De la science-fiction à la réalité
Les progrès des sciences de la vie et de la médecine donnent l’impression que les craintes émises par Mary Shelley dans son best-seller deviennent aujourd’hui réalité, ou presque
En février dernier, le HFEA, l’autorité britannique en matière de fertilité et d’embryologie humaine, a, pour la première fois dans une démocratie, donné son feu vert à une équipe scientifique de l’Institut Francis Crick à Londres souhaitant procéder à des manipulations génétiques sur des embryons humains.
Cette technologie vient augmenter la boîte à outils plus large du génie génétique qui, depuis plus de dix ans, dispose par ailleurs de la technologie suffisante pour cloner des embryons humains, c’est-à-dire pour transférer un noyau d’une cellule adulte vers un ovule non fécondé d’une autre personne et démarrer le programme de développement embryonnaire durant plusieurs cycles cellulaires.
Dans un tout autre registre, Sergio Canavero, neurochirurgien d’origine italienne à l’Université de Harbin (Chine) a, pour sa part, annoncé au début de cette année 2016 la mise au point d’une procédure appelée GEMINI censée aboutir à la greffe d’une tête humaine sur le corps d’un donneur en état de mort cérébrale. Selon lui, le projet devrait se réaliser dans le cours de l’année 2016 ou 2017 en Chine ou en Russie. La technique aurait déjà été testée (mais non publiée) sur des singes mais demanderait à être encore perfectionnée, notamment en ce qui concerne la reconnexion de la moelle épinière – ce qui n’est pas une mince affaire.
Une chose est sûre: exactement deux cents ans après son invention par Mary Shelley sur les bords du lac Léman, les personnages de Victor Frankenstein et de sa créature (un assemblage de morceaux humains provenant de divers cadavres à qui il donne la vie grâce à l’électricité) semblent plus que jamais quitter la science-fiction et prendre corps dans la réalité. Dans le monde d’aujourd’hui, le scientifique qui se rêvait «Prométhée moderne» aurait en effet à sa disposition presque tous les outils nécessaires pour mener à bien son projet.
«Ce constat n’est pas nouveau, estime Jean-Daniel Rainhorn, médecin et professeur à la retraite de l’Université de Genève et coordinateur pour la Fondation Brocher d’une série d’événements en lien avec la commémoration des 200 ans de l’écriture de Frankenstein ou le Prométhée moderne. Pour ne prendre qu’un exemple, il y a plus de 25 ans, l’ouvrage Frankenstein ou les délires de la raison, écrit par Monette Vacquin en 1989, soutient déjà que la fabrication de l’humain n’est plus imaginaire. Selon la psychanalyste française, les procréations artificielles, les embryons congelés ou encore les manipulations génétiques donnent à la science des pouvoirs qu’avait anticipés Mary Shelley et font peser un danger sur l’humanité.»
Le dilemme du scientifique Mary Shelley capte avec passion les informations scientifiques de son temps (expériences sur l’origine de la vie, développement des premières piles électriques, galvanisation, etc.) et les retranscrit dans son roman. Elle les mélange toutefois avec une certaine dose d’inquiétude. Elle entrevoit déjà le risque que les scientifiques soient dépassés par leurs découvertes et que cela pourrait avoir des conséquences potentiellement dramatiques pour l’humanité.
Ainsi, à un moment donné de l’histoire, le «monstre» exige de son créateur qu’il lui fabrique une compagne afin de rompre sa solitude. S’il obtempère, la créature le laissera tranquille pour toujours, sinon elle tuera toute sa famille. Voyant une issue à son tourment, Victor Frankenstein acquiesce et part en Ecosse pour réaliser le projet. Il rassemble le matériel nécessaire mais au moment de se mettre vraiment en action, il se rend compte que s’il crée une femelle pour le monstre le couple terrifiant aura des petits qui envahiront le monde, sans qu’on puisse les arrêter.
«Le dilemme de Frankenstein taraude – ou devrait tarauder – les scientifiques d’aujourd’hui, commente Jean-Daniel Rainhorn. Comment faire pour éviter que les découvertes scientifiques ne dépassent leurs auteurs et finissent par représenter un danger pour le monde? Le problème n’est pas la recherche scientifique en elle-même, qui est en général neutre et plutôt pétrie de bonnes intentions, mais c’est l’usage que l’on en fait, son application technologique, industrielle voire commerciale qui dérape à toute allure et qui risque d’échapper à tout contrôle.»
Selon le médecin genevois, les exemples d’une telle dérive ne manquent pas. A chaque avancée dans les sciences de la vie au sens large, on voit poindre le risque de dérapage. Ainsi, lorsque le neurochirurgien français Alim-Louis Benabib a l’idée d’implanter deux électrodes dans la zone du cerveau dont la dégénérescence est souvent à l’origine de la maladie de Parkinson, il arrive à soigner des patients. Mais en même temps, il donne des idées à d’autres qui se demandent si cela ne vaudrait pas la peine de faire la même chose dans des régions différentes pour manipuler le cerveau à leur guise.
La procréation médicalement assistée a, quant à elle, été développée pour venir en aide aux personnes stériles désirant avoir malgré tout des enfants. Le génie génétique, la recherche sur l’embryon, la manipulation de cellules souches embryonnaires, le clonage sont des techniques qui ont été mises au point au départ pour améliorer les connaissances sur l’être humain (ou sur toute autre espèce animale d’ailleurs), soigner ou prévenir des maladies graves.
«Il n’en reste pas moins que toutes ces avancées ont leur côté inquiétant, estime Jean-Daniel Rainhorn. Elles peuvent mener à des dérives telles que l’eugénisme. Ces tendances arrivent d’ailleurs dans la société de manière insidieuse. Il n’y a pas si longtemps, une entreprise privée chinoise a affirmé (sans preuves à l’heure actuelle) avoir cloné – puis détruit – des dizaines d’embryons humains. Cela n’a provoqué presque aucun remous. Un jour ou l’autre, pourtant, quelqu’un passera à l’étape suivante.»
Limite franchie Pour Denis Duboule, professeur au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences), il est possible que cette limite soit en effet franchie un jour. En revanche, il juge improbable qu’une forme modifiée ou améliorée d’être humain, même s’il s’agissait d’une sorte de perfectionnement maximal de l’espèce, représente un quelconque risque pour l’humanité.
Selon lui, les dangers d’eugénisme ne sont actuellement pas liés à une quelconque manipulation ou sélection génétique au moment de la naissance ou de la conception des êtres humains. Ils proviennent surtout de la ségrégation et de la sélection ordinaire qui existent dans nos sociétés.
«Sur le plan biomédical, on en restera, au pire, au choix de la couleur des yeux, de la peau, des cheveux ou encore du sexe, estime-t-il. Pas de quoi rivaliser, en termes de dérives sociétales, avec ce qui se passe aujourd’hui dans le monde avec les inégalités sociales, les déplacements de populations, les montées des extrémismes, etc. Et sans même parler du fait que la majorité de la population est opposée à de telles pratiques. Et même si on arrivait à exploiter à 100 % le patrimoine génétique humain ou si l’on ajoutait des gènes d’autres espèces pour obtenir un résultat encore plus performant, cela ne donnerait rien de spectaculairement dangereux. De manière générale, je ne crois pas que l’on puisse se faire dépasser par un système biologique de conception humaine.»
Equilibre subtil Et le biologiste de rappeler que, même si les scientifiques maîtrisent aujourd’hui des outils de biologie moléculaire très sophistiqués – ceux dont n’aurait même pas osé rêver Victor Frankenstein –, la mise au point d’un être vivant est une histoire d’équilibre extraordinairement subtile que la nature a tout de même mis des centaines de millions d’années à développer. L’être humain et son cerveau, même particulièrement puissant, ne parviendra pas à rivaliser avec elle de sitôt.
«Imaginons malgré tout que l’on fabrique un ou des «monstres», à l’instar de celui de Frankenstein, et qu’ils échappent à notre contrôle, poursuit Denis Duboule. Encore faut-il qu’ils puissent se reproduire entre eux, sinon ils disparaîtront avant de faire tomber notre société. Et ils doivent le faire durant assez longtemps et assez souvent pour que leurs caractères génétiques soient finalement adoptés par la population générale.»
Cela fait en effet longtemps que les scientifiques ont compris que ce ne sont pas les gènes d’un individu isolé qui jouent un rôle dans l’évolution mais ceux d’une population entière. En revanche, ils ignorent encore en grande partie le détail du mécanisme de l’évolution sur le temps long. Cette dernière suit-elle une progression très graduelle ou passe-t-elle par des sauts spectaculaires avec l’apparition de temps en temps d’un «monstre prometteur» qui apporterait une ou plusieurs caractéristiques nouvelles et bénéfiques au bon moment?
«Ce qui me fait peur, ce n’est pas tant le transhumanisme mais l’intelligence artificielle, souligne le généticien. Si on arrive un jour à fabriquer et installer une intelligence in silico assez puissante et autonome pour gérer tous les aspects de notre société, que ce soit l’énergie, la sécurité ou encore les transports, alors on risque vraiment de perdre le contrôle de nos vies.»
Même constat du côté de Jean-Daniel Rainhorn qui anime d’ailleurs depuis octobre 2015 à la Maison de l’histoire de l’homme à Paris sur le thème de «Nouvelles technologies entre utopie et dystopie». Le médecin genevois précise que la limite pourrait être dépassée le jour où l’on écrira des algorithmes capables eux-mêmes de développer d’autres algorithmes. L’ordinateur-créature pourra alors se passer de l’humain-créateur.