Campus n°125

Nucléaire chronique d’un fiasco technologique

L’abandon programmé de l’énergie atomique sanctionne l’échec d’une technologie coûteuse et vieillissante qui laissera une trace indélébile dans les sous-sols de notre planète

Le 2 mars dernier, la société BKW Energie annonçait la fermeture définitive de la centrale de Mühleberg pour le 20 décembre 2019. Trente ans après l’accident de Tchernobyl et cinq ans après celui de Fukushima, cette décision s’inscrit dans la nouvelle stratégie énergétique adoptée par le Conseil fédéral en mai 2011, qui vise à sortir du nucléaire d’ici à 2034. Un changement de direction qui peut être interprété comme le triomphe du mouvement antinucléaire – dont il signe également probablement la fin –, mais qui apparaît aussi, avec le recul, comme l’inéluctable issue d’un fiasco technologique. Entretien avec Walter Wildi, professeur honoraire de la Faculté des sciences, et ancien membre de la Commission fédérale pour la sécurité des installations nucléaires (KSA) de 1997 à 2007 (président de 2002 à 2007).

Campus: Comment analysez-vous la décision d’abandonner l’énergie nucléaire prise par le Conseil fédéral au lendemain de l’accident de Fukushima?

Walter Wildi: Mon interprétation est que Mme Leuthard cherchait une «bonne raison», donc un prétexte pour pouvoir annoncer que la Suisse n’autoriserait plus de nouvelles centrales. Sur le plan économique, c’est une décision très sensée. Le nucléaire est un choix technologique erroné qui a coûté (et qui coûtera encore) des sommes pharaoniques pour un résultat très médiocre. Nous n’en avons plus besoin aujourd’hui. Mais c’est aussi un choix pragmatique, car l’arrêt des centrales est dans tous les cas de figure programmé, soit pour des questions de coûts, comme à Mühleberg, soit pour des raisons de sécurité, comme à Beznau I.

Comme la plupart des pays occidentaux, la Suisse s’est lancée dans le nucléaire au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Quelle était la vision des autorités fédérales à l’époque?

L’histoire du nucléaire civil en Suisse commence au lendemain des bombardements américains sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. En février 1946, le Conseil fédéral met en effet sur pied une commission chargée d’étudier les possibilités d’équiper la Confédération de l’arme nucléaire afin de pouvoir assurer la défense nationale. Une option qui n’a été abandonnée officiellement qu’en 1988. Cela dit, l’idée qu’il fallait prioritairement développer un volet pacifique de la recherche nucléaire s’est rapidement imposée aux physiciens, qui ont largement adhéré au concept d’»atome pour la paix» consécutif au discours du président des Etats-Unis Eisenhower devant l’Assemblée générale des Nations unies le 8 décembre 1953. C’est dans ce contexte que s’est tenu à Genève, du 8 au 20 août 1955, le premier congrès international sur l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. Un événement lors duquel un réacteur nucléaire a d’ailleurs été transporté du laboratoire d’Oak Ridge dans le Tennessee pour être remonté sur les bords du Léman à des fins de démonstration.

A cette époque, la Suisse étudiait depuis deux ans la possibilité de construire son propre réacteur nucléaire…

Créé en 1953, le groupe de travail Réacteur nucléaire, incluant divers industriels comme Brown-Boveri ou Sulzer, avait en effet pour objectif de mettre au point un réacteur «made in Switzerland». Une volonté qui s’est concrétisée, au cours des années 1960, par le développement du réacteur expérimental de Lucens. Ce choix n’était pas dénué d’arrière-pensées, puisque le fait d’utiliser de l’uranium élémentaire permettait également à la Confédération de disposer du matériel nécessaire à la confection d’une bombe atomique.

L’expérience a pourtant rapidement tourné court…

En effet, puisque ce premier réacteur suisse, entré en fonction à l’automne 1968, a dû être arrêté dès le mois de janvier 1969, à la suite d’un accident majeur.

Que s’est-il passé?

Au cours d’une procédure de démarrage, un problème de refroidissement a entraîné une fusion partielle du cœur et une contamination radioactive massive de la caverne où était situé le réacteur. Ce dernier a été fortement endommagé par l’explosion, mais la majeure partie des substances radioactives est heureusement restée contenue à l’intérieur de la caverne (lire en page 30).

Cette date marque-t-elle un tournant dans l’histoire du nucléaire civil suisse?

Certainement dans la mesure où, après cet événement, la recherche scientifique nationale s’est rapidement concentrée sur un nombre limité de points concernant la technologie des réacteurs et non plus leur conception. Par ailleurs, l’année 1969 marque aussi l’entrée en fonction de la première centrale nucléaire commerciale du pays, celle de Beznau I, qui est aujourd’hui la plus ancienne centrale en activité au monde depuis la fermeture de celle d’Oldbury (Angleterre) en février 2012. Il s’agit d’une installation fonctionnant avec un réacteur à eau pressurisée importé des Etats-Unis, ce qui montre bien que les industriels ont rapidement cessé de croire à la possibilité d’une autonomie nationale dans ce domaine. Depuis cette époque, la technologie n’a guère avancé. L’accident de Fukushima a certes relancé l’intérêt sur le sujet, mais il a aussi mis en évidence les lacunes de la Suisse dans ce domaine.

Qu’entendez-vous par là?

A Genève, par exemple, après l’accident de Fukushima en mars 2011, la Faculté des sciences de l’Université a créé, à l’initiative du doyen de l’époque, Jean-Marc Triscone, un groupe de travail afin de pouvoir répondre aux questions des médias. Je me suis alors aperçu que, bien que je sois géologue de formation, j’étais un des seuls membres de l’alma mater, grâce à mes anciennes fonctions au sein de la Commission fédérale pour la sécurité des installations nucléaires, à savoir à peu près comment fonctionnaient les réacteurs équipant les centrales suisses. Et à l’échelle de la Suisse, la situation n’était guère meilleure puisque l’Institut Forel, qui était pourtant une toute petite structure, comptait en 2011 environ dix fois plus de publications dans des revues internationales en sciences de l’environnement que le total des articles traitant de technologie nucléaire issus de laboratoires suisses. Ce qui explique la situation de blocage dans laquelle nous sommes rapidement tombés en matière d’innovation, en Suisse comme ailleurs.

Comment expliquez-vous ce manque d’engouement pour le sujet?

Dans leur grande majorité, les physiciens n’ont jamais considéré ce domaine comme étant un sujet d’intérêt scientifique particulier. Du coup, cette technologie datant des années 1950 n’a pas connu de développements scientifiques majeurs. Hormis quelques adaptations cosmétiques qui ont permis d’augmenter un peu la production ou la sécurité, rien de fondamental n’a changé.

Le projet de réacteur européen pressurisé (EPR) est pourtant présenté comme la centrale de l’avenir…

Le dispositif construit actuellement à Flamanville (France) est un réacteur à eau pressurisée comparable à celui de Gösgen. Son architecture est celle d’un modèle de la fin de la Deuxième Guerre auquel on aurait ajouté un «ore catcher» afin d’éviter que le cœur ne coule en cas d’accident et quelques autres systèmes de sécurité. Par ailleurs, par manque de savoir-faire, le projet a pris un important retard et, plus inquiétant, des défauts ont d’ores et déjà été signalés sur la cuve du réacteur. Quant à son frère jumeau, situé à Olkiluoto en Finlande, il connaît le même genre de problèmes.

Existe-t-il des alternatives aux centrales classiques que l’on connaît aujourd’hui?

L’Inde a lancé il y a quelques années un programme de recherche visant à construire des réacteurs d’essai fonctionnant au thorium, élément qui a l’avantage de ne pas pouvoir s’emballer, contrairement à l’uranium. Mais cela n’a pas été plus loin. L’ancien directeur du CERN Carlo Rubbia a, de son côté, proposé en 1993 un procédé qui devait permettre selon lui de produire une énergie nucléaire sûre, sans déchets radioactifs et sans risques de prolifération des armes nucléaires. Le projet a cependant rapidement été considéré comme bancal par une bonne partie de la communauté scientifique. Quant au projet de fusion nucléaire, représenté par le projet international ITER en construction en France, il se fait toujours attendre.

L’arrêt du nucléaire comporte-t-il des risques sur le plan économique?

Les vieilles centrales sont amorties, les centrales plus récentes ne le sont pas encore entièrement, mais elles produisent à un prix qui n’est plus concurrentiel aujourd’hui compte tenu de la libéralisation du marché de l’électricité. Actuellement, on peut en effet acheter un kW/h pour 2 ou 3 centimes d’euro à la frontière suisse alors que les centrales nationales produisent à un coût deux fois plus élevé.

Sans l’apport du nucléaire, qui représente tout de même 40 % de l’électricité produite en Suisse, comment assurer l’approvisionnement du pays en énergie?

Le principal problème n’est pas la production d’électricité, qui se fait de manière de plus en plus décentralisée, notamment grâce aux énergies renouvelables, mais son transport. L’Allemagne, comme la Suisse, connaît aujourd’hui d’importants problèmes de réseau, ce qui pourrait, à terme, avoir des incidences sur notre approvisionnement énergétique, mais ce n’est de loin pas un problème insurmontable. Ce qui est plus gênant, c’est que le contexte n’est pas optimal pour changer de modèle, pour basculer des énergies fossiles vers le renouvelable.

Pourquoi?

Pendant des dizaines d’années, les géologues se sont royalement trompés dans leur estimation des réserves disponibles d’hydrocarbure. Ils n’ont en effet pris en compte dans leurs calculs que les trappes ou «réservoirs» dans lesquels le pétrole avait migré depuis la roche mère. Or, grâce au développement technologique des forages à fracturation, on sait aujourd’hui que ces roches mères contiennent, selon les cas, cinq à huit fois plus d’hydrocarbures, sous forme de pétrole ou de gaz, que ce que l’on trouve dans les trappes. Conséquence: certains pays comme les Etats-Unis se retrouvent devant un nouvel Eldorado, ce qui est un très mauvais signe pour ceux qui espéraient un basculement du marché de l’énergie favorable aux énergies renouvelables.

Arrêter les centrales est une chose, les démanteler en est une autre. A qui reviendra la charge de ces opérations?

En principe, cette responsabilité incombe aux propriétaires des centrales, c’est-à-dire globalement aux sociétés détenues par les cantons et les grandes villes. Mais, compte tenu des pertes que le secteur enregistre actuellement, ils aimeraient bien confier cette opération à la Confédération.

L’opération est-elle compliquée sur le plan technique?

Des projets de ce genre ont déjà été menés, notamment en Allemagne. Ils ont montré que, du point de vue strictement technique, un démantèlement de centrale est une opération relativement simple. Du point de vue organisationnel, en revanche, c’est une tâche énorme.

Pourquoi?

Les opérations doivent être planifiées avec le plus grand soin puisque l’idée n’est pas de détruire la centrale, mais de la démonter élément après élément afin de préserver la sécurité du site. En général, on procède en trois étapes. La première consiste à vider le cœur du réacteur et à refroidir les éléments combustibles dans un bassin rempli d’eau. On laisse ensuite passer quelques années pour que les isotopes radioactifs de courte vie soient moins actifs. Parallèlement ou dans un deuxième temps, on peut passer à la déconstruction des installations conventionnelles où la radioactivité est moindre. Pour ce qui reste, c’est-à-dire le réacteur lui-même, il y a deux stratégies.

Lesquelles?

Certains experts estiment qu’il vaut mieux attendre encore trente ou quarante ans afin de réduire les problèmes de radioactivité, tandis que d’autres pensent que l’on risque de perdre des connaissances et un savoir-faire précieux durant ce laps de temps, raison qui a poussé la Suisse à prescrire un démantèlement immédiat après l’arrêt des centrales afin de profiter des compétences des employés qui connaissent bien le site, qui ont des notions de radio-protection et qui sont capables de réagir rapidement en cas d’incident.

Une fois l’opération achevée, que deviennent les déchets?

Les experts estiment qu’une fois toutes les centrales démantelées, la Suisse aura à traiter 7500 m3 de déchets hautement radioactifs (soit le volume d’une maison à deux étages) et 90 000 m3 de déchets faiblement contaminés (l’équivalent de la décharge de Bardonnex ou de Bonfol). A l’heure actuelle, tous les déchets issus des centrales suisses sont acheminés au Centre de stockage intermédiaire Zwilag de Würenlingen dans le canton d’Argovie. Cette solution peut convenir tant qu’il n’y a pas de grandes perturbations politiques, mais il devient problématique en cas d’instabilité car du matériel radioactif pourrait tomber dans de mauvaises mains en vue de fabriquer des bombes sales, ces dépôts ne bénéficiant pas du même degré de surveillance que les centrales. C’est pourquoi la Confédération planche depuis des années déjà sur un projet de stockage en site géologique profond qui devrait aboutir à l’ouverture d’un site pour les déchets faiblement radioactifs vers 2050 et à celle d’un autre pour les déchets hautement radioactifs vers 2060. C’est un programme qui remonte à 1978 mais, depuis, on va d’échec en échec faute de vision globale.

Pouvez-vous préciser?

Accaparés par la recherche d’un site, les promoteurs du projet oublient le problème constitué par la qualité des déchets qu’il s’agira d’y entreposer. Dans les centrales à ébullition, on utilise par exemple des résines pour la filtration des eaux. Ce sont des matériaux 100 % organiques qui, depuis des décennies, sont compressés avant d’être stockés dans des cuves en acier scellées de façon hermétique. Le problème, c’est que la législation interdit de stocker des déchets qui contiennent plus de 4 ou 5 % de matières organiques. En cas d’infection bactérienne, ces déchets produisent en effet du gaz, exactement comme le ferait un compost, ce qui les rend hautement instables. Pour contourner ce problème, un four d’incinération a été construit à la fin des années 1990 sur le site de Zwilag. Malheureusement, le concept qui a été choisi ne permet d’incinérer que des déchets faiblement radioactifs et il est donc inutile pour ces résines fortement contaminées.

Quel est le coût global de cette opération?

Lorsque j’étais étudiant, on évoquait un coût de 1,5 milliard de francs. Depuis le chiffre a grimpé à 21 milliards. Cela peut paraître beaucoup, mais c’est une broutille en regard de ce que pourrait coûter un accident nucléaire. Si ce jour devait arriver et que le vent devait souffler du côté de l’Allemagne, celle-ci demanderait des réparations telles que cela signifierait la fin de la Suisse telle qu’on la connaît aujourd’hui.

A ce propos, comment nos voisins gèrent-ils ce problème?

L’Allemagne a procédé à des essais de stockage dans les mines de sel d’Asse. Le sel a en effet l’avantage de former une barrière hermétique, sauf s’il est fracturé, et qu’il laisse passer l’eau par ces fractures. Dans le cas d’Asse, les responsables du projet pensaient pouvoir pomper les écoulements existant déjà sur le site. Mais ils ont été dépassés par la situation si bien que les déchets sont en train de se noyer et risquent désormais de polluer la nappe phréatique. Il faudrait donc les déplacer, mais le repêchage est devenu très compliqué et donc très cher. La France a connu le même genre de déconvenue avec des déchets chimiques enterrés dans d’anciennes mines qui, malgré les promesses de départ, ne peuvent plus être récupérés à la suite d’un incendie. Il faut se rendre à l’évidence: dans ce domaine, il n’y aura pas de solution bon marché.