La petite histoire du mini-réacteur genevois
De 1958 à 1989, l’Université a hébergé un réacteur nucléaire de démonstration offert par les états-Unis. C’est la deuxième machine de ce genre installée sur le territoire suisse
Les résidents du quartier de la Jonction n’ont jamais su qu’ils ont vécu, de 1958 à 1989, au voisinage d’un réacteur nucléaire. Il s’agissait d’un petit appareil de démonstration, acquis par le Fonds national suisse de la recherche scientifique au bénéfice de l’Université de Genève où il a servi à l’enseignement ainsi que, dans une moindre mesure, à la recherche, essentiellement en chimie et en minéralogie.
Construit par la compagnie américaine Aerojet General Nucleonics Corporation, le réacteur de type AGN-201-P est amené et monté à Genève à l’occasion de la deuxième exposition Atoms for peace qui se tient dans la ville du bout du lac en 1958. Acquis à la suite de cette manifestation internationale pour la somme de 180 000 dollars, le réacteur est installé dans l’annexe de l’Institut de physique de l’Université, dite annexe du réacteur. Il est exploité une première fois entre 1959 et 1960 avant d’être mis temporairement à l’arrêt, faute de personnel. Il s’agit du deuxième réacteur mis en fonction sur le sol helvétique, après le «Saphir», exploité jusqu’en 1993 à l’actuel Institut Paul Scherrer (PSI) en Argovie et acheté, quant à lui, à l’issue de la première conférence Atoms for peace en 1955, également à Genève.
20 Watts Le réacteur genevois fonctionne à l’uranium 238 enrichi à 20 % d’uranium 235, ce dernier étant l’isotope fissile qui produit les neutrons indispensables au fonctionnement du réacteur. Le modérateur, qui permet de freiner ces neutrons de manière à entretenir la réaction de désintégration en chaîne, est du polyéthylène, un plastique commun.
Le cœur de l’installation n’excède pas 25 cm de côté. Il est entouré d’un réflecteur de graphite, d’une protection de plomb de 10 cm d’épaisseur et d’un dernier rempart aux radiations composé de 55 cm d’eau. En tout, la cuve mesure 2 m de diamètre et 3 m de haut. La puissance délivrée par l’appareil, sous forme de chaleur, n’excède pas les 20 watts. A ce niveau, pas besoin de système de refroidissement spécifique.
En 1961, le Conseil d’Etat nomme Ernst Heer au poste de professeur de physique. Le futur recteur de l’Université de Genève est chargé de créer le Laboratoire de physique nucléaire et corpusculaire et, par la même occasion, prié de prendre la responsabilité formelle du réacteur qui doit être remis en service. Lui-même ne l’utilisera jamais dans le cadre de ses travaux. Mais l’idée des autorités consiste à mettre l’appareil à la disposition de l’enseignement, en particulier de l’Ecole technique supérieure (aujourd’hui la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève) et de l’Ecole polytechnique de l’Université de Lausanne (ancêtre de l’EPFL), toutes deux impliquées dans la formation de techniciens et d’ingénieurs spécialisés dans la construction et la gestion des futures centrales nucléaires suisses.
C’est un autre physicien, Roland Beeler, aujourd’hui décédé, qui s’occupe concrètement du réacteur durant environ trente ans. Il signe d’ailleurs quelques articles rapportant des résultats obtenus grâce à lui. Parmi la poignée de scientifiques qui ont utilisé l’AGN-201-P à des fins de recherche se trouvent notamment deux femmes, Lucie Balsenc du Département de chimie minérale et analytique, et Pia Voldet, alors docteure en chimie et responsable du laboratoire de chimie du Département de minéralogie. «A l’époque, je réalisais des analyses telles que l’identification des terres rares présentes dans certaines roches sous forme de traces, explique Pia Voldet. A l’époque, la seule technique permettant de différencier entre eux ces 14 métaux consistait à irradier les échantillons avec des neutrons et à mesurer le rayonnement gamma spécifique à chaque terre rare. Le réacteur nucléaire genevois était mon unique source de neutrons disponible.»
Première femme A un moment de sa carrière, la chercheuse a l’occasion de suivre une formation fédérale en vue de devenir opératrice. Elle passe avec succès des examens en physique nucléaire et en électronique et devient la première femme en Suisse – et toujours la seule à ce jour – à savoir piloter un réacteur nucléaire. Cette qualification lui sera d’une grande utilité dans la poursuite de ses propres travaux.
Les mesures de sécurité mises en place sont les mêmes pour ce modeste appareil, qui aurait à peine pu allumer une ampoule, que pour une grande centrale nucléaire telle que Mühleberg: contrôle technique avant et après la mise en marche, mesure de la radioactivité, instructions précises en cas de problème, y compris l’arrêt d’urgence de la machine, l’évacuation des locaux et même du quartier, etc. Heureusement, sur les trente ans de service, le réacteur n’a connu aucun pépin technique.
A la fin des années 1980, à la suite du départ à la retraite de Roland Beeler, Ernst Heer se charge d’organiser la mise hors service de la machine. A cette époque, Pia Voldet est la seule à l’utiliser encore à des fins de recherche et le renouvellement du combustible, arrivé à épuisement, s’avère un investissement trop onéreux. Comme la loi ne fait à l’époque aucune différence entre les réacteurs de grande ou de petite taille, il convient de suivre la même procédure que s’il s’agissait de la centrale de Mühleberg. L’appareil est donc débranché en 1987 et, le 27 février 1989, le Conseil fédéral accorde la subvention nécessaire pour le désaffecter définitivement. Le carburant restant, environ 3,3 kg d’uranium, est transféré à l’Institut Paul Scherrer.
Pour Pia Voldet, c’est la fin d’une époque. Elle ressent une grande tristesse quand elle doit se séparer de cet outil unique avec lequel elle a tellement travaillé. Elle participe néanmoins à son démontage complet. Les opérations se déroulent en secret. Personne, en dehors des membres du Groupe du réacteur, n’est au courant. Au bout du compte, aucune contamination n’est constatée. Le cœur est chargé sur un camion banalisé. Escorté de loin par la police genevoise sur quelques kilomètres, le véhicule quitte finalement le canton dans la plus grande discrétion en route pour le Centre de stockage intermédiaire Zwilag de Würenlingen dans le canton d’Argovie.