Le sol garde le souvenir de la folie atomique
Les essais nucléaires atmosphériques des années 1960, la catastrophe de Tchernobyl et les rejets locaux des centrales ont imprimé une signature indélébile dans les sédiments des lacs suisses
Les atomes radioactifs, produits par les réacteurs nucléaires ou les bombes atomiques et dispersés dans la nature, ne vont pas disparaître aussi vite qu’ils sont apparus. Les isotopes exotiques de plutonium, d’américium, de césium ou encore de cobalt (la liste n’est pas exhaustive), transportés au gré des vents et des rivières, se sont déposés sur les sols et au fond des lacs. Ils y resteront le temps de se désintégrer ce qui, pour certains d’entre eux, peut prendre des dizaines de millénaires. Et que dire des volumes sans cesse grandissants de déchets radioactifs stockés dans des lieux diversement sécurisés et dont on ne connaît pas le destin (confinement efficace ou accident, fuite, etc.)? Ceux-là comprennent des éléments plus coriaces encore – l’uranium 235 par exemple ayant une demi-vie de 700 millions d’années, ce qui est le temps nécessaire pour que la moitié des atomes présents se désintègrent.
Carottes radioactives Cet héritage de l’ère nucléaire va donc s’inscrire durablement dans la géologie, et les scientifiques spécialisés dans l’étude des sédiments sont obligés d’en tenir compte. «Nous sommes confrontés quotidiennement à la présence d’éléments radioactifs artificiels, explique Jean-Luc Loizeau, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut Forel (Faculté des sciences). Une partie de notre travail consiste à analyser des carottes de sédiments afin de reconstruire les conditions environnementales du passé récent. Et, dans les lacs suisses par exemple, nous retrouvons toujours les dépôts laissés par les essais nucléaires atmosphériques des années 1960, l’accident de Tchernobyl en 1986 et, plus localement, des rejets effectués par les centrales nucléaires situées sur des affluents. Ces signaux, qui ne présentent plus aucun danger, ont un côté pratique: ils nous aident à dater les couches que nous étudions.»
Commencés en 1945, les essais nucléaires atmosphériques connaissent un maximum d’activité en 1962. Cette année-là, les Etats-Unis et l’URSS effectuent 118 tirs, représentant une puissance de 170 mégatonnes, soit presque 40 % de la puissance totale libérée par l’ensemble des essais atmosphériques. Les explosions ont lieu essentiellement dans l’hémisphère Nord (en Nouvelle-Zemble en Russie septentrionale, dans les îles Bikini et Enewetak de l’océan Pacifique, au Lob Nor en Chine…), mais les aérosols radioactifs sont propulsés dans la stratosphère, permettant leur redistribution sur toute la surface du globe. Dès 1963, les deux superpuissances arrêtent les tirs en plein air et les remplacent par des essais souterrains aux conséquences environnementales plus limitées.
Cela n’empêche pas les géologues de repérer immédiatement l’année 1963 (date des retombées des poussières radioactives produites au cours de l’année 1962) lorsqu’ils mesurent la radioactivité le long de leurs carottes de sédiments. Depuis trente ans, ils disposent même d’un deuxième point de repère temporel tout aussi visible: celui correspondant à l’explosion en 1986 de la centrale nucléaire soviétique de Tchernobyl, située dans l’actuelle Ukraine. Le nuage radioactif créé par l’accident n’ayant été retenu par aucune frontière, on retrouve les traces de son passage sur toute l’Europe. La seule différence est qu’au moment du survol du panache, il a beaucoup plu au Tessin, entraînant la précipitation des poussières radioactives en suspension dans l’atmosphère. Le temps a été plus sec en Suisse romande et davantage encore en France, ce qui explique les différences de degrés de contamination entre les régions.
Sangliers chargés «Au Tessin, il y a eu beaucoup de problèmes d’aliments devenus impropres à la consommation, se rappelle Jean-Luc Loizeau. L’Office fédéral de la santé publique a même émis une alerte sanitaire sur la viande de sanglier en 2013, soit vingt-huit ans après l’accident de Tchernobyl. Ces animaux aiment en effet les champignons, notamment les truffes de cerf dont les forêts tessinoises sont particulièrement riches. Or ces organismes ont la particularité d’absorber et de concentrer les éléments radioactifs du sol. Le mycélium de cette espèce non comestible pour l’homme pousse à environ 10 cm de profondeur, ce qui correspond au niveau où se trouve actuellement le césium 137 émis par l’explosion et qui s’est lentement infiltré dans le sol depuis 1986.»
La dernière grande catastrophe nucléaire en date, celle de Fukushima au Japon en 2011, ne laissera, quant à elle, pas de trace dans la géologie européenne (contrairement à celle de l’Asie de l’Est, bien sûr). Une augmentation de l’Iode 131 a bien été mesurée mais la demi-vie de cet isotope est de 8 jours. Il a donc déjà totalement disparu de l’environnement.
Cobalt, césium, plutonium... Plus localement, les chercheurs mesurent régulièrement les traces laissées par les rejets de produits radioactifs dans les cours d’eau par les centrales nucléaires (à des niveaux toujours très en dessous des normes). Une équipe genevoise a notamment réalisé cet exercice il y a quelques années dans les sédiments du lac de Bienne avant de publier ses résultats le 22 février 2013 dans la revue Aquatic Sciences. Les auteurs y rapportent entre autres les traces des rejets de la centrale de Mühleberg qui se trouve sur un affluent du lac. Un pic important de radioactivité est notamment visible pour 1976. Il est probablement lié, selon les auteurs, à l’utilisation de combustibles de mauvaise qualité. Un autre pic, beaucoup plus modeste, est détectable en 2000. Il correspond à un rejet d’eau contaminée dans l’Aar. Du cobalt 60 est également détecté dans les sédiments même si sa concentration a tendance à diminuer avec les années. L’Inspection fédérale pour la sécurité nucléaire insiste sur le fait que tous ces événements sont connus et publiés dans les rapports annuels et que les niveaux de contamination sont toujours restés à des niveaux inoffensifs pour la santé humaine et l’environnement.
L’un des principaux marqueurs d’une contamination radioactive est le césium 137. Cet élément, qui n’existe pas à l’état naturel, est produit en relative abondance lors du processus de fission nucléaire qui se déroule dans les réacteurs nucléaires. Sa demi-vie est de trente ans. Dans le cas de l’accident de Tchernobyl, on estime qu’au-delà de cinq fois cette durée, c’est-à-dire 150 ans, il n’en reste quasiment plus dans l’environnement en Europe de l’Ouest. En Ukraine, en revanche, il faudra pourtant attendre bien plus longtemps.
Mais les accidents et les explosions nucléaires produisent bien d’autres isotopes. Le plus dangereux est le plutonium 239 dont la demi-vie est considérablement plus longue: 24 000 ans. Issu essentiellement des essais nucléaires atmosphériques, sa présence dans les sédiments un peu partout dans le monde, même à des concentrations très faibles, pourrait bien survivre à l’espèce humaine.
Un autre produit de la fission nucléaire ayant une incidence sur le travail des scientifiques est le carbone 14. Sa demi-vie étant de 5730 ans, il est utilisé pour dater des restes organiques anciens en le comparant à l’abondance de carbone 12 qui est, quant à lui, stable. Sa concentration naturelle a cependant été artificiellement augmentée par les essais nucléaires atmosphériques. Par conséquent, les archéologues du futur qui continueront à utiliser cette technique obtiendront des âges faussés pour des objets datant d’après 1960 s’ils ne tiennent pas compte de cette anomalie dans leurs calculs.