Clap de fin pour les « antis »
après quarante ans de lutte, l’histoire a donné raison aux militants du mouvement antinucléaire suisse, signant par là même son probable arrêt de mort. l’occasion de rouvrir l’album souvenir
Pour les antinucléaires suisses, l’heure est au bilan. Privé de son principal cheval de bataille par l’abandon programmé de l’énergie atomique, le mouvement aura en effet probablement toutes les peines du monde à faire entendre sa voix dans le débat public au cours des prochaines décennies. Ce qui ne doit pas faire oublier le chemin parcouru au cours de ces quarante dernières années. Retour sur l’histoire d’un long bras de fer avec Marco Giugni, professeur à la Faculté des sciences de la société et auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux mouvements sociaux.
Campus: A quand remontent les premières oppositions à l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins civiles en Suisse?
Marco Giugni: L’opposition au nucléaire s’est d’abord cristallisée aux Etats-Unis, dans les années suivant l’adoption de l’Atomic Energy Act, la loi qui a ouvert la voie à une utilisation pacifique du nucléaire en 1954. Le mouvement s’est ensuite propagé à l’Europe, en passant notamment par la France et l’Allemagne, avant de gagner la Suisse au début des années 1970.
Dans quelles circonstances?
Le mouvement a commencé à prendre forme en juin 1969 avec la création d’une organisation locale regroupant des habitants de Kaiseraugst en vue d’empêcher la création d’une centrale dans ce petit village d’Argovie. Il s’est ensuite rapidement élargi à une partie de l’élite politique et scientifique bâloise avant de prendre une dimension réellement nationale à partir de 1975, année qui marque le véritable acte de naissance du mouvement.
Que s’est-il passé cette année-là?
Le 1er avril, un groupe d’activistes antinucléaires occupe le site sur lequel doit être construite la centrale de Kaiseraugst. Au lieu des six jours prévus, le mouvement va se prolonger jusqu’au 14 juin et mobiliser près de 15 000 personnes. C’est un moment fondateur dans la mesure où il a permis à ces militants, encore incertains et tâtonnants, de prendre pleine conscience de leurs moyens et d’affirmer une identité propre.
Intense jusqu’à la fin des années 1980, la mobilisation contre le nucléaire va ensuite évoluer en dents de scie. Pourquoi?
Une des raisons est probablement le déplacement de l’attention de l’utilisation de cette technologie à des fins d’approvisionnement énergétique à la menace de son utilisation à des fins belliqueuses dans le cadre de la Guerre froide, ce qui a donné lieu à une grande vague de mobilisation contre la décision de l’OTAN de stationner des missiles nucléaires sur sol européen. Une autre raison est peut-être l’absence de résultats tangibles jusqu’à ce moment-là. En Suisse comme ailleurs, les protestations de ces groupes, qui restent très minoritaires, ne suffisent pas à modifier la position de l’Etat en matière d’approvisionnement énergétique. Face à ce constat, le mouvement se fragmente entre une frange radicale, qui va se comporter comme une cellule dormante se réveillant par à-coups, et une frange modérée, qui va se concentrer sur le lobbying et la lutte institutionnelle en lançant une série d’initiatives populaires au niveau fédéral.
Sans grand succès jusqu’à l’accident de Tchernobyl, en avril 1986…
Cet événement relance en effet l’intérêt pour la cause antinucléaire et réveille les inquiétudes suscitées par le parc nucléaire national. D’où un regain intense de la mobilisation. C’est dans ce contexte que les autorités fédérales décident, en 1988, d’abandonner définitivement le projet de Kaiseraugst, ce qui restera comme l’un des succès les plus retentissants des mouvements sociaux en Suisse. Les antinucléaires obtiennent une autre victoire importante deux ans plus tard avec l’acceptation par le peuple, après plusieurs tentatives infructueuses, de l’initiative visant à imposer un moratoire de dix ans sur la construction de nouvelles centrales. La contestation retombe ensuite avant de connaître un nouveau pic en 2011 à la suite de l’accident de la centrale de Fukushima.
L’abandon progressif de l’énergie atomique aurait-il été imaginable sans cette nouvelle catastrophe?
La question est difficile à trancher. Cette décision est le fruit d’un long processus et repose sur une conjonction de facteurs parmi lesquels l’érosion de l’industrie nucléaire elle-même. Cela étant, on peut légitimement se demander ce qui se serait passé si cet accident était survenu sans des décennies de mobilisation préalable. Cette opposition sur la longue durée a incontestablement permis de sensibiliser l’opinion publique et de donner une certaine réceptivité à l’idée de sortir du nucléaire.
A l’heure de feuilleter l’album souvenir, le bilan de ces quarante ans de lutte est donc plutôt positif…
L’émergence du mouvement antinucléaire s’inscrit dans la grande vague de contestation portée, en Suisse comme ailleurs en Europe à partir du milieu de la fin des années 60, par ce que l’on appelle les «nouveaux mouvements sociaux». Globalement, ces mouvements – qu’ils soient pacifistes, écologistes, antinucléaires ou tournés vers la solidarité avec le tiers-monde – ont constitué la force extraparlementaire la plus importante en Suisse durant ces dernières décennies. A l’intérieur de cette mouvance, l’opposition au nucléaire est une des causes qui a trouvé le plus d’écho auprès de la population suisse. C’est par ailleurs un des rares mouvements sociaux à être parvenu, en Suisse mais aussi en Italie, en Allemagne ou au Danemark, à réaliser son principal objectif.
Le mouvement survivra-t-il à cette ultime réussite?
Il n’a plus vraiment de raison d’être à partir du moment où ses revendications sont reprises par l’Etat lui-même. Il est donc probablement appelé à s’étioler même s’il reste des sujets de mobilisation comme la gestion des déchets nucléaires. Ce déclin est d’autant plus vraisemblable que les membres du mouvement sont un peu vieillissants. Son noyau dur est en effet surtout composé de militants de longue date que l’on retrouve de manifestation en manifestation depuis longtemps. Quant aux sympathisants plus jeunes, ils pourront toujours se tourner vers des thématiques plus «actuelles» comme le changement climatique, par exemple. Cela dit, personne ne nous garantit que le nucléaire comme source d’approvisionnement énergétique ne va pas revenir un jour, et à ce moment-là…