« Smart Data » : l’île au trésor
Or noir du XXIe siècle, les données constituent le cœur de l’économie numérique. Une nouvelle manne qu’il s’agit toutefois de domestiquer
si l’on entend en tirer profit. Un nouveau master lancé à la rentrée 2017 donnera les clés pour y parvenir
C’est un véritable tsunami électronique. Chaque jour, des centaines de milliards de données numériques déferlent sur la planète (on parle de 2,8 x 1021 octets par année) pour s’entasser sur des serveurs dont la localisation reste souvent incertaine. Pour de nombreux spécialistes, cette masse d’informations représente un nouvel Eldorado économique. C’est probablement vrai, à condition d’être capable d’en tirer du sens. Apprendre à faire parler les Big Data, c’est précisément l’objectif du Master en business analytique que proposera dès la rentrée 2017 la Faculté d’économie et de management (GSEM). Le point avec Christian Hildebrand, professeur assistant de marketing analytique au sein de la GSEM.
« Aujourd’hui, les données viennent de partout, explique le chercheur. Aux statistiques existant depuis toujours dans l’économie traditionnelle, s’ajoutent un énorme flot d’informations liées aux activités on line ainsi qu’un nombre croissant de données fournies par des capteurs que l’on trouve désormais aussi bien dans les moteurs d’avion (lire en page 33) que dans les montres connectées ou les vêtements dits intelligents. Le problème, c’est qu’en l’état brut, ces données n’ont pas une grande valeur. D’où l’idée de transformer ces Big Data en Smart Data. »
Apparu au tournant du XXe siècle, le terme Big Data (littéralement « grosses données ») désigne des ensembles de données tellement volumineux qu’ils en deviennent difficiles à manipuler avec les outils classiques de gestion de l’information. Selon une terminologie largement acceptée, le concept peut être cerné grâce à la règle des « trois V ». Le premier renvoie à leur volume en constante expansion. Le second fait référence à leur variété, les données pouvant être plus ou moins structurées, sous forme de chiffres, de texte ou d’images, etc. Le troisième, la vélocité, se réfère à la vitesse à laquelle les données sont générées et doivent être traitées.
Certains spécialistes, comme Diego Kuonen, également professeur à la GSEM (lire en page 35) en ajoutent un quatrième : la véracité, qui prend en compte le fait que la fiabilité des données est inégale, dans la mesure où elles peuvent être polluées par du « bruit » ou des erreurs qui relativisent leur validité.
La plupart des économistes frétillent devant les possibilités offertes par cette nouvelle manne. Le potentiel est, il est vrai, colossal, que ce soit en termes de management, de logistique, de marketing, de commerce de détail ou de santé.
Grâce aux Big Data, il est en effet théoriquement possible de déployer extrêmement rapidement des campagnes destinées à promouvoir la vente de tel ou tel bien en fonction d’un événement ponctuel (l’évolution de la météo ou un grand événement sportif, par exemple), d’optimiser la prévention de la criminalité en ajustant le nombre de policiers en fonction des moments ou des zones à risque, de comparer le comportement des consommateurs en fonction de leur niveau de vie et de leur lieu d’habitation ou encore d’assurer sa propre veille sanitaire.
A titre d’exemple, la CSS, qui est une des plus importantes caisses maladie du pays en nombre d’assurés, a annoncé récemment son intention d’offrir un rabais aux clients qui attesteraient, via un système de surveillance électronique, avoir fait plus de 10 000 pas par jour (soit l’équivalent de
6 kilomètres environ). En Allemagne, Generali, a de son côté, lancé un programme similaire comprenant la mesure du pouls, de la vitesse de jogging et des calories absorbées. Et les assureurs automobiles ne sont pas en reste puisque Axa Winterthur propose une baisse de prime aux conducteurs de moins de 26 ans qui acceptent de poser dans leur voiture une sorte de boîte noire enregistrant les données, des manœuvres de freinage à la conduite dans les virages.
« L’idée qui est au cœur de ce qu’on appelle le « business intelligent » ou le « business analytique » est de tirer profit des données afin de prendre des décisions économiques permettant d’optimiser les performances ou le rendement, reprend Christian Hildebrand. Mais pour y parvenir, il ne suffit pas d’être un expert en statistiques. Il faut également être capable de se poser les bonnes questions afin d’utiliser les données adéquates, d’élaborer une stratégie cohérente et de communiquer clairement ses résultats. »
Trois aspects qui sont aujourd’hui, selon Christian Hildebrand, largement hors de portée tant des consommateurs que des chefs d’entreprise ou des gouvernants. Le master que proposera l’Université à partir de la rentrée 2017 y accordera donc une attention toute particulière.
« L’immense majorité des formations dispensées aujourd’hui au niveau académique se concentre sur la dimension technologique, complète le chercheur. C’est un élément nécessaire mais pas suffisant. Notre ambition, qui est assez unique, est de fournir aux étudiants toutes les armes dont ils auront besoin lorsqu’ils entreront sur le marché du travail. »
Outre les connaissances purement techniques portant sur la science des statistiques, les participants au futur master seront donc également confrontés au maniement de données réelles afin de résoudre les problèmes qui se posent concrètement aux entreprises. Ils apprendront, par ailleurs, à présenter leur démarche de façon claire et intelligible pour des non-initiés. Une dimension essentielle aux yeux du professeur étant donné que les managers et les décideurs politiques ne s’intéressent pas tant aux indicateurs et aux statistiques utilisées pour telle ou telle analyse qu’aux bénéfices qu’ils pourront en tirer. C’est donc cela qu’il s’agira de leur montrer.
Reste deux questions épineuses. D’abord celle de la responsabilité et, ensuite, celle de notre rapport même au progrès technologique. Dans le premier cas, que ce soit au sein d’une entreprise privée ou de l’administration publique, si une décision basée sur l’analyse de données n’apporte pas les résultats escomptés, qui portera le chapeau ? Le dirigeant qui a fait le choix final, les scientifiques qui ont procédé à l’analyse ou les personnes impliquées dans la production des données ? « Pour l’instant, admet Christian Hildebrand, il n’y a pas de réponse à ces questions qui risquent pourtant d’avoir un impact très important sur notre vie économique future. »
Dans le second cas, la source de préoccupation est la confiance que nos sociétés attribuent à tout ce qui est nombres et statistiques. Dans un contexte qui voit progresser le phénomène de la « quantification de soi » – qui consiste à obtenir des données sur sa propre vie par le biais d’applications, de montres connectées et autres « fitbit » – qu’elle place restera-t-il pour le ressenti ?
« De manière générale, dans nos sociétés, les gens accordent une confiance excessive à tout ce qui peut être chiffré et ont tendance à suranalyser le moindre événement de la vie quotidienne », explique Christian Hildebrand. Dès lors, si en vous réveillant le matin, votre téléphone mobile vous dit que vous n’avez pas assez dormi alors que vous vous sentez reposé, il existe un risque pour que vous laissiez les données modifier votre intuition et que vous vous sentiez plus fatigué que vous ne l’êtes effectivement. De la même manière, ferez-vous confiance à votre intuition si vous croyez avoir rencontré la bonne personne après un premier rendez-vous alors que les données de vos profils respectifs disent le contraire ? »
Diego Kuonen, maître des « mégadonnées »
Le job de Diego Kuonen est le plus sexy du XXIe siècle. C’est lui-même qui le dit. Pourtant, professeur au Centre de recherche en statistique (Faculté d’économie et de management), ce Haut-Valaisan originaire de Zermatt, formé à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, est statisticien : un métier aride et ardu qui n’a pas toujours éveillé une excitation palpable lors des discussions mondaines. Mais ça, c’était avant que ne commence à déferler la vague du Big Data et de la science qui l’accompagne, celle qui traite des données de toute nature (valeurs, sons, images, vidéos, textes…) que récoltent et stockent sans cesse de plus en plus d’appareils connectés à Internet (téléphones portables, montres intelligentes, caméras, capteurs…). Cette discipline promet en effet de changer la face du monde et, selon certaines estimations, de générer des centaines de milliards de dollars de revenus. Alors bien sûr, les rares individus qui maîtrisent les rouages de cette énorme machinerie remplie de chiffres et qui savent comment l’exploiter avec succès deviennent subitement des vedettes. |