Stratégie numérique suisse : Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
La Suisse dispose depuis ce printemps d’une nouvelle stratégie en matière de numérisation de la société. Une mesure positive, mais qui reste insuffisante au regard du retard accumulé depuis plusieurs années
En avril dernier, le Conseil fédéral annonçait l’adoption d’une nouvelle stratégie numérique. Reposant sur un dialogue constant entre l’économie, les milieux scientifiques, le monde de la recherche et la société civile, cette dernière doit permettre à chaque citoyen d’utiliser les technologies modernes de l’information de manière « compétente et sûre ». Faute de moyens et de pilote, cette mesure ne suffira toutefois pas à combler le retard pris par notre pays dans ce domaine selon Jean-Henry Morin, professeur associé à la Faculté des sciences de la société.
Campus : Au mois de mai, on apprenait par voie de presse que l’entreprise fédérale Ruag, active dans la défense et l’aéronautique, s’était fait dérober un peu plus de 20 gigaoctets de données au cours d’une cyberattaque détectée tardivement. La stratégie mise en place au printemps par le Conseil fédéral permet-elle de se prémunir contre ce genre de risques ?
Jean-Henry Morin : Sans doute pas. Ce document constitue certes un pas en avant et il contient quelques éléments intéressants. Mais il ne permettra pas à lui seul de rattraper le retard accumulé dans ce domaine par notre pays.
Pourquoi ?
Pour deux raisons principales. La première tient au manque de moyens alloués. A la fin du document présentant cette nouvelle stratégie digitale, il est en effet clairement stipulé que le financement de sa mise en œuvre sera assuré par les budgets ordinaires des différents Départements fédéraux impliqués. Il n’y a donc pas de budget spécifique pour ce projet alors que les estimations réalisées pour une mise à jour de la France tablent sur une somme avoisinant les 100 milliards d’euros. Ramenée à l’échelle de la Suisse, la facture devrait donc approcher les 30 milliards.
Et la seconde ?
Elle est liée à une mauvaise compréhension des défis qui nous attendent dans ce domaine.
C’est-à-dire ?
On parle sans cesse de « révolution digitale », ce qui implique une transition ponctuelle. Or le phénomène auquel nous sommes confrontés s’inscrit dans la longue durée et nécessite un état permanent de veille et d’actions préparatoires qui doivent nous permettre de déterminer quelle société de l’information on veut laisser aux générations futures. Le vrai problème consiste donc à identifier les mécanismes nécessaires pour accompagner cette transition aussi bien du point de vue de la société civile que du politique. Et à ce niveau, on se trouve face à une véritable carence de compétences.
Que faire dès lors ?
Le mécanisme traditionnel d’attentisme prudent lié au fédéralisme a très bien fonctionné tout au long du XXe siècle dans le contexte d’une économie qui évoluait relativement lentement. Aujourd’hui, compte tenu de la rapidité d’expansion des nouveaux modèles économiques, il faut changer de logique et se donner les moyens d’agir plutôt que de multiplier des commissions rédigeant des rapports destinés à finir dans les tiroirs.
Comment ?
Il faut que le politique soit capable de s’interposer pour fixer des cadres permettant de développer une société numérique responsable, sans quoi ce sont les industries qui vont prendre le pouvoir et ces dernières n’auront aucun intérêt à changer leur modèle économique si elles n’y sont pas contraintes. A mon sens, il est donc impératif que la question de la transition numérique soit incarnée par une personne ou une entité politique unique qui aurait la charge de coordonner l’ensemble des mesures à prendre, qui disposerait d’une vue d’ensemble et qui disposerait d’un pouvoir réellement contraignant.
A l’instar du conseiller national Fathi Derder, vous êtes donc favorable à la création d’un Secrétariat d’Etat au numérique ?
La forme importe peu, du moment que l’on met sur pied une structure indépendante et interdisciplinaire capable de travailler en amont du politique, de fournir un travail de veille stratégique et d’identifier les sujets qui méritent une action législative comme le fait par exemple le Conseil national du numérique français, qui est composé de membres de l’économie privée, d’académiques, de représentants de la société civile. Le problème, c’est que pour le moment, il n’y a pas de débat national sur le sujet alors que c’est une question clé pour l’avenir.
Est-ce lié au fait que l’on peut avoir l’impression qu’il est impossible d’agir contre des acteurs économiques qui sont le plus souvent lointains et insaisissables ?
Ce qui me semble certain, c’est que l’on ne peut pas vivre indéfiniment dans un monde où toutes les données appartiennent à des sociétés comme Facebook ou Google. Il faut se donner les moyens de changer les règles du jeu et de forcer ces entreprises à accepter que les données personnelles doivent être restituées aux individus.
Est-ce une perspective réaliste ?
C’est en tout cas le sens de la récente réforme européenne sur la protection des données dont le cœur est la réappropriation des données par les individus (self data) et qui va donner le coup de départ à toute une industrie centrée sur la gestion des données privées. Mais là encore, la Suisse fait la marmotte alors qu’elle aurait certainement une belle carte à jouer.
Pouvez-vous préciser ?
La Suisse comme coffre-fort numérique est une idée qui est assez séduisante compte tenu de notre réputation et du savoir-faire accumulé en matière bancaire. Mais pour l’instant, nous nous faisons damer le pion par l’Islande, qui vient de lancer un vaste projet visant à abriter des données d’intérêt public, secrètes ou privées, susceptibles d’être censurées par d’autres Etats. Une initiative qui, de manière assez piquante, a été baptisée « Switzerland of Bits » (la Suisse des octets).
La Suisse a-t-elle les moyens de rattraper son retard ?
Même si la Suisse est aujourd’hui assez mal classée en termes de ranking numérique, la situation n’est pas encore catastrophique. Par ailleurs, partir en dernier n’est pas forcément rédhibitoire dans la mesure où cela permet de voir ce qui a fonctionné – ou pas – ailleurs. Et c’est d’autant plus vrai que nous disposons de nombreux atouts. Nous vivons sur un héritage technologique de qualité. Le pays dispose d’excellentes écoles, de très bonnes universités, de nombreuses poches d’incubation technologiques. Ce qu’il manque encore ce sont des mécanismes permettant de financer des projets innovants à grande échelle comme c’est le cas dans la Silicon Valley ou en Chine. Il est donc temps de prendre le taureau par les cornes et de passer à l’action.