Quand l’histoire crève le petit écran
Les séries télévisées historiques connaissent un succès populaire considérable. Des chercheurs de l’université se penchent sur le phénomène.
Les séries télévisées comme Game of Thrones, Band of Brothers, Vikings, The Tudors, The Borgias, c’est avant tout du grand spectacle. Mais c’est aussi de l’histoire. Ou, du moins, un traitement de l’histoire qui, vu le succès planétaire de la plupart de ces productions et la fascination qu’elles provoquent auprès du public, est susceptible d’influencer notre regard sur le passé. Les chercheurs de la Maison de l’histoire l’ont bien compris et se sont lancés dans une entreprise audacieuse consistant à organiser un cycle de conférences publiques sur ces séries télévisées historiques. Rassemblées sous le titre de The Historians, saison 1, cinq d’entre elles ont été présentées cet automne et analysées par des experts des époques ou des thèmes traités :
Kaamelott, Vikings, The Tudors, Masters of Sex ou encore The Knick. Deux des organisateurs, Sébastien Farré et Thalia Brero, respectivement directeur exécutif et maître-assistante à la Maison de l’histoire, plantent le décor.
Campus : Comment vous est venue l’idée d’organiser un cycle de conférences publiques autour des séries télévisées historiques ?
Thalia Brero : L’idée est venue de Jan Blanc, professeur au Département d’histoire de l’art et de musicologie et doyen de la Faculté des lettres, au cours d’une des réunions du Comité scientifique de la Maison de l’histoire. Delphine Gardey, professeure en études genre, a renchéri en proposant un titre : The Historians, saison 1. Le concept a plu immédiatement. Tout le monde, même les historiens, aime regarder les séries. Celles où l’histoire joue un grand rôle telles que Vikings, The Tudors, Kaamelott ou encore Game of Thrones ont l’avantage d’amener notre discipline au cœur des conversations de tout un chacun. Créer ce cycle de conférences est d’autant plus légitime que l’objectif de la Maison de l’histoire consiste non seulement à amener les historiens à instaurer un dialogue avec le grand public mais aussi à intensifier la communication entre les universitaires eux-mêmes, qui ont parfois tendance à se cantonner à leur spécialité. Quel meilleur thème que les séries télévisées pour y parvenir ? De tous les événements que nous avons organisés jusqu’à présent (conférences, cours publics, cafés de l’histoire, séminaires, festivals, etc.), c’est l’un de ceux qui rencontrent le plus de succès. Offrir une expertise académique sur un phénomène de société aussi populaire que les séries télévisées, c’est aussi le moyen d’illustrer les compétences des historiens de l’Université de Genève et de donner un aperçu de leur travail.
Il n’est pas si fréquent que des chercheurs universitaires se penchent sur un produit de la culture de masse…
Sébastien Farré : C’est vrai mais, depuis les années 2000, le statut culturel des séries a changé. Les scénarios se basent désormais sur des expertises beaucoup plus rigoureuses. Ils deviennent plus complexes et prennent plus d’épaisseur, ce qui est une des raisons de leur succès. En tant qu’historiens, nous aurions eu plus de peine à mettre sur pied un tel cycle de conférences il y a 30 ans, lorsque les séries dominantes étaient Madame est servie, Dallas, Santa Barbara ou encore Shérif fais-moi peur. Ces programmes étaient eux aussi très populaires mais visaient surtout le pur divertissement. Avec les productions actuelles, nous pouvons élaborer un discours plus étoffé sur une matière suffisamment fournie. Et le filon n’est pas près de s’épuiser puisque les séries historiques se comptent désormais en dizaines.
N’y a-t-il pas eu des réticences parmi vos collègues ?
S. F. : Certains d’entre eux ont considéré ce projet avec scepticisme, estimant, c’est leur droit, que les séries ne représentent pas un sujet sérieux. Ce débat est difficile à dépasser. Pour moi, qui travaille sur la période contemporaine, il est évident que les médias de masse et leur contenu font partie intégrante de l’histoire et qu’ils méritent leur place à l’université. Quoi qu’il en soit, il faut un certain courage pour se lancer dans une conférence publique portant sur une série télévisée. C’est une chose d’en discuter au café, c’en est une autre que d’élaborer un discours de niveau universitaire devant un public parfois assez nombreux [500 personnes à la première conférence de Sarah Olivier sur Kaamelott, ndlr] et en grande partie averti. Nous avons réussi à convaincre assez de conférenciers pour la saison 1. Nous espérons maintenant qu’il y aura une saison 2.
Les conférenciers sont-ils des spécialistes des séries qu’ils commentent ?
S. F. : Ils ne sont pas spécialistes des séries mais des époques ou des questions qui y sont traitées. Leur objectif consiste à aborder le sujet selon leur regard de médiéviste, d’historien des religions, de spécialiste des études genre, d’historien de la médecine, etc.
Y a-t-il un fond de vérité dans les séries historiques ?
T. B. : Il y a de tout. Band of Brothers, par exemple, relate le parcours d’une compagnie (la Easy Company) de l’armée américaine durant la Deuxième Guerre mondiale. Basée sur des témoignages directs de soldats, cette mini-série est très documentée et donc relativement fidèle à la « réalité historique ». Celle des Tudors, en revanche, met certes en scène des personnages de la royauté anglaise qui ont existé et évoque des événements décrits dans des livres d’histoire, mais elle prend de grandes libertés avec les faits réels et se donne une licence artistique très importante. Cela dit, nous ne notons pas les séries en fonction de leur fidélité à l’histoire. Je trouve plus pertinent de se demander de quelle manière elles changent notre imaginaire et notre rapport au passé, comme cela a déjà été fait pour le roman et le cinéma historiques.
Que voulez-vous dire ?
S. F. : A cause de leur succès, les séries sont devenues de nouveaux référents culturels et elles configurent notre rapport au passé. Par exemple, pour ceux qui étaient jeunes dans les années 1960 (mais aussi ceux qui sont nés plus tard), lorsqu’on parle de Jules César, il est difficile de ne pas
penser aux aventures d’Astérix et Obélix. De la même manière, il est tout aussi difficile de parler du Moyen-Age aujourd’hui sans que cela évoque les images de Kaamelott ou encore plus sûrement celles de Game of Thrones. Une série comme Vikings, c’est tout de même trois saisons entières,
39 épisodes et près de 30 heures d’immersion totale dans cette civilisation scandinave des VIIIe et IXe siècles. Des films historiques comme Ben Hur ou Gladiator, même s’ils font rêver, ne durent qu’au maximum 2 heures et demie. Le fait d’avoir le temps permet aux scénaristes de glisser beaucoup plus de détails dans leur récit. Il est probable que le visionnement de Vikings modèle l’imaginaire que l’on a de cette époque bien davantage que la lecture d’un manuel scolaire ou la visite d’un musée.
Est-il souhaitable, en exagérant un peu, que l’on pense désormais automatiquement à l’acteur australien Travis Fimmel (qui joue Ragnar Lothbrok, le personnage principal de la série) lorsqu’on parle des Vikings ? Ou au comédien français Franck Pitiot quand il est question de Perceval ?
S. F. : Ce n’est pas si grave. Ce n’est finalement pas si différent des images que l’on acquiert via les manuels scolaires. Ce qui compte, c’est que des millions de gens regardent ces séries. Les audiences sont des ordres de grandeur plus importantes que n’importe quel ouvrage d’histoire que l’on pourra écrire au cours de notre carrière. Je suis sûr que de ces séries naîtront des vocations. Game of Thrones, même si rien dans cette histoire n’est vrai, produira des médiévistes. Tout comme l’a fait en son temps le film Ivanohé.
T. B. : Les enseignants de l’école secondaire l’ont bien compris et utilisent parfois des extraits de séries pour dynamiser leurs cours. Dans un séminaire de première année à l’Université de Lausanne, des étudiants m’ont demandé s’ils pouvaient citer Game of Thrones pour expliquer le phénomène de la bâtardise au Moyen-Age. Ils avaient pris l’exemple de Jon Snow, un des fils de Ned Stark, membre d’une des maisons dominantes de la série. Même si ce cas est complètement fictif, certains points concernant les naissances illégitimes ne sont pas si éloignés de la réalité et l’expérience avait été une réussite, car elle avait permis d’ouvrir le dialogue entre les étudiants. De manière générale, je suis étonnée de voir que les jeunes se passionnent tant pour ces interminables luttes de familles, ces alliances et contre-alliances et les stratégies pour le moins tordues de certains protagonistes.
Manifestement, le grand public aime bien qu’on lui raconte l’histoire de cette manière. Ce mélange des genres, science et fiction, n’est pourtant pas toujours du goût des historiens…
S. F. : Nous avons abordé ces séries télévisées comme nous l’aurions fait avec un roman historique. Nous ne perdons pas de vue que le niveau d’exigence historique change avec l’identité du producteur financier. Ces séries nous renseignent d’ailleurs parfois plus sur notre époque que sur celle qui est mise en scène. La série The Knick, qui se déroule dans un hôpital de New York au début du siècle passé, est très progressiste et aborde de front les problèmes de discrimination des Noirs et des femmes. On sent bien que les réalisateurs avaient les coudées franches. Isabel, une série produite par la télévision espagnole sur Isabelle la Catholique [non traitée dans la saison 1, ndlr], en dit long, au contraire, sur le rapport qu’entretient l’Espagne avec sa propre histoire. Il y a notamment une scène où la reine débat de l’expulsion des juifs du pays avec un air contrit et triste. Dans cet épisode, on présente les faits de manière à faire croire que ce sont les conseillers qui ont convaincu la souveraine espagnole que cette décision terrible était nécessaire pour ramener la paix dans le pays. Cette façon de voir les choses véhicule un discours aux fortes connotations nationalistes. Du point de vue de l’historien, le défaut des séries, en général, c’est qu’elles reprennent souvent des époques considérées comme fondatrices. Je suis sûr que si l’on devait produire une série historique à grand spectacle en Suisse, elle parlerait de Guillaume Tell, personnage qui n’a jamais existé.
En dehors de votre cas, les séries sont-elles devenues des objets d’étude à l’université ?
S. F. : De plus en plus, mais pas encore en Suisse romande. Chez nous, les seuls à s’y intéresser pour l’instant sont les spécialistes des médias et les sociologues. Dans le monde francophone, il existe notamment le réseau franco-britannique SERIES (Scholars Exchanging and Researching on International Entertainment Series), hébergé par le CNRS et dirigé par Barbara Villez, professeure à l’Université de Paris 8, qui est composé de chercheurs travaillant dans le domaine des séries télévisées. Les Presses universitaires de France ont, quant à elles, lancé une collection, la Série des séries, qui compte déjà plus de 20 titres. Dans le monde anglo-saxon, le phénomène est plus avancé encore. On peut citer le cas particulier de Game of Thrones qui a fait l’objet d’un nombre incalculable de séminaires et de recherches dans un grand nombre de disciplines. Nous aimerions
d’ailleurs bien programmer pour la saison 2 une conférence sur cette série, qui remporte un succès populaire massif.