Henri VIII à corps perdus
La beauté du roi anglais est au centre de la série télévisée « The Tudors ». Celle-ci fait de la sexualité du monarque une grille de lecture de l’histoire. Un choix qui n’est pas du goût de tous.
Avant de devenir un tyran bouffi à la fin de sa vie, Henri VIII, souverain d’Angleterre de 1509 à 1547, est considéré comme le plus beau roi de la chrétienté. En signant le scénario et la réalisation de la série télévisée The Tudors, Michael Hirst a choisi d’utiliser cette beauté physique, abondamment commentée dans l’historiographie, comme clé de lecture en la transposant dans l’époque actuelle et avec des critères esthétiques ultra-contemporains. Cela donne un Henri VIII assez éloigné de la représentation historique traditionnelle du roi Tudor. Incarné par l’acteur irlandais Jonathan Rhys Meyers, le roi est sexualisé en diable, le corps épilé et sculptural, sans cesse exhibé lors de scènes voluptueuses avec l’une de ses six femmes successives ou de ses innombrables maîtresses. Si on y ajoute les nombreuses libertés prises avec la vérité factuelle, c’est peu dire que la série a choqué les tenants d’un certain conservatisme historique.
Se limiter à démêler le vrai du faux dans The Tudors, c’est passer à côté du projet de la série télévisée, estiment toutefois Nicolas Fornerod et Daniela Solfaroli Camillocci, tous deux chercheurs à l’Institut d’histoire de la Réformation. Si le projet relève avant tout de la fiction historique, sa facture est suffisamment riche pour être porteuse d’interrogations sur la pratique de l’histoire.
Chaîne tendance « L’omniprésence du sexe et du sang fait partie du cahier des charges de la série, admet Nicolas Fornerod, qui est aussi chargé d’enseignement au Département d’histoire générale (Faculté des lettres). The Tudors a en effet été initialement diffusée sur Showtime, une chaîne câblée new-yorkaise connue pour avoir produit, entre autres, des séries telles que The L-World (qui décrit la vie de femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenres), Queer as folk (qui suit cinq amis homosexuels et leur entourage), Queer duck (un dessin animé sur un canard homosexuel), Maters of Sex (lire en page 39) ou encore Californication (les tribulations sexuelles et amoureuses d’un romancier new-yorkais en Californie). » En d’autres termes, le public visé à l’origine n’a pas forcément pour passion l’histoire de la Couronne anglaise.
Cela dit, même si le sexe sert, au moins durant les deux premières saisons, à appâter une portion assez spécifique du public nord-américain, il permet aussi au scénariste britannique de porter un regard pertinent sur ce personnage pour le moins original qu’est Henri VIII, notamment quant à son rapport à l’union matrimoniale. C’est un fait : la vie sexuelle du souverain anglais, né en 1491 n’est pas de tout repos. Il contracte pas moins de six mariages. Inspirateur suspecté du personnage de Barbe bleue, le monarque se débarrasse de ses femmes et les remplace en apparence sans beaucoup de scrupules. Deux sont répudiées, deux condamnées à mort pour adultère et exécutées, une meurt en couches. Seule la dernière survit à son mari après avoir tout de même failli y passer aussi.
Les historiens se sont penchés sur cette suite de ruptures matrimoniales violentes. Parmi les explications avancées (dysfonction sexuelle, influence religieuse…) se trouvent le plus souvent la raison d’Etat et l’impératif de produire un héritier mâle. La dynastie des Tudors ne s’installe en effet au pouvoir qu’avec le père du roi, Henri VII, à l’issue de la guerre des Deux-Roses (1455-1485) et sur la base d’une légitimité fragile. Il faut absolument assurer une descendance masculine – qui tarde à venir – pour ancrer définitivement la famille sur le trône. Quitte à changer de femme lorsque cela ne fonctionne pas.
« Comme il s’agit d’une fiction, la série télévisée possède cet avantage de pouvoir se mettre dans la tête des personnages, explique Daniela Solfaroli Camillocci. The Tudors permet ainsi de prolonger la réflexion sur un terrain où les historiens ne peuvent pas aller. Par ailleurs, Michael Hirst utilise surtout les performances sexuelles pour mettre en scène le vieillissement du roi. Les outrages du temps n’affectent pas le corps, toujours aussi sublime et qui passe subitement de la trentaine à la cinquantaine lors des ultimes épisodes de la dernière saison. Dans la série, le vieillissement se comprend en réalité à travers la multiplication des pannes et des échecs sexuels, du voyeurisme, etc. D’une position dominatrice, Henri VIII glisse progressivement vers une masculinité de plus en plus angoissée. L’accent placé sur le sexe et les relations de genre permet aussi d’explorer des territoires intéressants pour les historiens : la question des espaces d’action politique des hommes et des femmes dans le système clos de la cour, les limites du consentement individuel au pouvoir, etc.»
Dorian Gray
Les saisons suivent d’ailleurs le déclin sexuel du roi en devenant plus sombres et en prenant un tour plus réflexif. L’éclairage se tamise, la colère du roi, perceptible dès les premiers épisodes, se déchaîne. Le souverain devient despotique et glisse vers une forme de tyrannie. La série met en scène une sorte de remplacement de la puissance sexuelle, qui baisse, par un autoritarisme, qui durcit.
Dans le dernier épisode, le roi, qui a pris un méchant coup de vieux, marche avec une canne à la suite d’un accident de joute. On le voit en compagnie de son peintre officiel, Hans Holbein, alors qu’il examine un portrait le représentant tel qu’il est finalement : gris et empâté. Henri VIII se fâche, hurlant au mensonge.
« L’allusion au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde est évidente, note Nicolas Fornerod. Le roi se voit vieilli, une image qu’il ne désire pas voir et qui ne correspond pas du tout à la propagande de la couronne. Mais ce qu’il contemple, en réalité, c’est son portrait moral, ravagé par la tyrannie. »
Dans ce même épisode, le monarque voit des revenantes le hanter, comme le Richard III de William Shakespeare, auquel le Henri VIII boiteux et bossu de la série finit par ressembler. « Cette évocation du poète de Stratford-upon-Avon, confirmée par le titre français de l’épisode (Etre et ne plus être), est ironique, précise Nicolas Fornerod. L’image détestable de Richard III qui perdure jusqu’à aujourd’hui a été forgée par la propagande des Tudor pour dénigrer le dernier représentant de la dynastie précédente, mort justement lors de la guerre des Deux-Roses. Shakespeare, en créant son monstre de cruauté, reproduit en fait un mythe émanant des Tudor.»
Thomas Hobbes
Les références culturelles distillées par Michael Hirst et son équipe se retrouvent aussi sur l’emballage de la série. L’image du coffret de la saison 3 montre le roi assis sur un trône fait de corps humains nus (voir image de couverture). A première vue, le rapport entre cette composition et le Henri VIII historique est inexistant. Mais en cherchant plus loin, il est possible d’y voir, comme le proposent Daniela Solfaroli Camillocci et Nicolas Fornerod, un rappel du frontispice du Léviathan écrit en 1651 par Thomas Hobbes (1588-1679). Dans cet ouvrage majeur, le philosophe anglais, considérant que l’« homme est un loup pour l’homme », affirme que le seul moyen pour parvenir à la paix civile est de soumettre les peuples à une autorité absolue qui unisse en une seule personne les pouvoirs ecclésiastique et politique. L’illustration de cette position philosophique est visible sur la première page de l’ouvrage de Hobbes avec un personnage, symbolisant le pouvoir absolu, qui se tient les bras en croix avec dans une main une crosse épiscopale et dans l’autre une épée. Autre particularité : son corps est formé d’une multitude d’autres corps humains, comme le trône d’Henri VIII montré sur le coffret est composé de corps nus. Si cette référence n’emporte pas immédiatement la conviction, le coffret de la saison 4 est à même de dissiper les derniers doutes. Le roi y est cette fois-ci représenté, les bras en croix, tenant dans une main une épée et dans l’autre une croix. Ce dernier objet a manifestement été préféré à la crosse d’évêque originale qui est un attribut assez désuet et dont la signification risque d’échapper à une grande partie du public.