Campus n°127

La libido entre au labo

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« Masters of Sex » relate la trajectoire du couple de chercheurs qui a posé les fondements de la sexologie moderne en cherchant à décrire la physiologie de l’orgasme. Retour sur une aventure scientifique hors du commun.

A eux deux, ils ont révolutionné la science de la sexualité. Lui, c’est William Howell Masters (1915-2001), éminent gynécologue établi dans la région de Saint-Louis (Missouri). Elle, c’est Virginia Eshelman Johnson (1925-2013), jeune mère de famille divorcée, successivement employée comme chanteuse de country, journaliste et secrétaire médicale. Ensemble, ils se sont efforcés durant près d’un demi-siècle de percer le mystère du plaisir sexuel, proposant une théorie et des méthodes thérapeutiques reprises jusqu’à aujourd’hui dans le monde entier. C’est leur histoire que raconte Masters of Sex, série décortiquée par Delphine Gardey et Laura Piccand, respectivement professeure et assistante au sein de l’Institut des études genre, dans le cadre du quatrième rendez-vous du cycle The Historians.
« En général, face à une série qui se situe dans un cadre historique, ce qui intéresse surtout le public, c’est de savoir dans quelle mesure tel personnage ou tel accessoire correspond effectivement à une réalité, explique Delphine Gardey. Dans le cas présent, la question ne se pose toutefois pas vraiment. D’abord, parce que l’époque considérée est assez proche et donc bien documentée. Ensuite, parce que le programme diffusé par la chaîne Showtime s’inspire pour l’essentiel de la biographie de Virginia Johnson réalisée par l’écrivain Thomas Maier. William Masters n’ayant jamais donné son point de vue, nous n’avons donc qu’une vision partielle des faits. »
La série n’est pas pour autant dénuée d’attraits. Outre un casting aux petits oignons (Lizzy Caplan étincelante dans le rôle de Virginia Johnson), Masters of Sex est également une incontestable réussite sur le plan formel, les éclairages à la Hopper restituant à merveille le côté très photogénique de l’Amérique de la fin des années 1950.
Sur le fond, malgré l’introduction de personnages purement fictifs et d’inévitables intrigues plus ou moins romanesques destinées à nourrir le scénario au cours des quatre saisons déjà réalisées, l’intrigue générale reste globalement fidèle à ce que l’on sait des faits. Elle a surtout l’immense mérite de permettre au téléspectateur de s’immerger de manière tout à fait crédible dans ce qui a constitué l’une des plus audacieuses aventures scientifiques du XXe siècle.
« Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les troubles sexuels sont associés à la criminalité ou à la perversion, explique Delphine Gardey. Après la révolution psychanalytique, on commence à considérer la sexualité comme un phénomène normal de la condition humaine. Avec Masters et Johnson, le sujet devient un véritable objet de laboratoire qu’il s’agit d’observer, de décrire et de quantifier selon les canons de la science behavioriste de l’époque. »
La chose est naturellement plus facile à dire qu’à faire. Non seulement parce que dans l’Amérique encore très puritaine des années 1950, la démarche a un fort parfum de scandale, mais surtout parce que, dans ce domaine, tout est à faire.
Avec l’aide de Virginia Johnson, qu’il engage au départ comme simple secrétaire et avec qui il finira par se marier en 1971, l’honorable gynécologue qu’est alors William Masters commence par mettre au point la méthode, les protocoles et l’outillage dont il a besoin pour créer un dispositif expérimental totalement inédit pour l’époque. Reste à trouver des cobayes prêts à se masturber ou à pratiquer l’acte amoureux sous les yeux du couple de chercheurs. Ce seront d’abord des prostituées, puis des couples de volontaires formés pour la circonstance qui vont se succéder par centaines.
Malgré les réticences de l’hôpital qui l’emploie et les attaques venues d’une partie du corps médical, le duo s’obstine, remettant inlassablement le travail sur l’ouvrage et participant eux-mêmes au protocole expérimental jusqu’à obtenir l’enregistrement de près de 10 000 orgasmes.
« C’est un aspect qui est fondamental pour Masters et Johnson, commente Delphine Gardey. Etre irréprochables sur le plan expérimental est en effet une condition essentielle pour rendre leurs travaux acceptables, non seulement auprès de la communauté scientifique, mais aussi du grand public. Cette volonté d’objectivation de l’orgasme, en décrivant sa physiologie par des dispositifs d’enregistrement électromécaniques et des protocoles scientifiques en tous points conformes aux meilleures pratiques de laboratoires de l’époque est d’ailleurs très bien restituée par les concepteurs de la série. »
La stratégie s’avère d’ailleurs payante, l’ouvrage fondateur du couple, Human Sexual Response and Human Sexual Inadequacy, publié en 1966, devenant très vite un « best-seller » tandis que ses auteurs deviennent des célébrités nationales. Il est vrai que les résultats obtenus apportent une foule d’innovations et de concepts appelés à faire école aux quatre coins de la planète. Il en va ainsi de la description faite des quatre phases constituant le « cycle sexuel » (excitation, plateau, orgasme, résolution), de la démonstration que la femme est plus apte que l’homme à avoir divers orgasmes pendant l’acte, de la preuve que la taille du sexe masculin n’est pas déterminante pour le plaisir féminin ou encore du modèle thérapeutique proposé par les deux chercheurs qui implique la prise en charge des couples de patients par un couple de praticiens, chacun traitant le représentant de son sexe.
« Même s’il y a des éléments assez baroques dans le dispositif expérimental mis en place par Masters et Johnson, il y a une dimension égalitaire dans leurs travaux, qui annonce d’une certaine manière la révolution sexuelle des années 1970, souligne Delphine Gardey. En affirmant que la sexualité est une activité normale et bénéfique sur le plan physiologique qui n’a d’autre finalité que le plaisir, y compris pour les femmes, les deux chercheurs provoquent une rupture fondamentale avec le modèle traditionnel associant l’acte amoureux à la procréation et au mariage. »
Parallèlement au récit des événements ayant conduit à ce formidable coup de pied dans la fourmilière, Masters of Sex soulève également un certain nombre de questions liées aux problématiques de genre qui n’ont pas échappé à Delphine Gardey et à Laura Piccand. A l’origine, les deux personnages principaux occupent ainsi des rôles tout à fait traditionnels du point de vue de la division sexuelle du travail scientifique. A lui, l’autorité scientifique et la conduite de l’expérimentation. A elle, le contact avec les patients et les aspects plus sociaux du travail scientifique. Peu à peu, cependant, cette très forte asymétrie va s’estomper. Loin de chercher à s’attribuer tout le mérite du travail, William Masters donne à Virginia Johnson,
qui devient son assistante puis sa femme, la possibilité de participer pleinement à la définition et aux orientations du programme de recherche. Devenue son égale, elle accède au statut d’auteure dès la publication de leur premier ouvrage et apparaît systématiquement à ses côtés lors des nombreuses interventions du couple dans les médias.
« Ce qui est assez saisissant dans le comportement de ces deux chercheurs, souligne Delphine Gardey, c’est que tout en se mettant en scène comme un couple somme toute assez traditionnel afin, sans doute, de rassurer l’opinion et de rendre leur message plus recevable, ils n’ont cessé de déplacer les rôles qui leur étaient attribués par la société et par l’époque. »