Campus n°128

Une liaison qui sent le soufre

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En exploitant une particularité peu connue de l’atome de soufre, des chercheurs genevois ont réussi à mettre en œuvre une liaison chimique peu commune et à l’utiliser avec succès comme catalyseur.

C’est une liaison chimique que les spécialistes qualifient d’exotique, une manière de dire qu’elle est rare dans la nature et qu’elle n’offre que peu d’intérêt pratique. Stefan Matile, professeur au Département de chimie organique (Faculté des sciences) et au Pôle de recherche national Biologie chimique, et son équipe l’ont néanmoins mise en œuvre en laboratoire et ont réussi à montrer qu’elle peut jouer un rôle inédit – et donc plein de promesses – dans le phénomène lancinant de la catalyse, ce processus indispensable consistant à faciliter, accélérer voire à rendre simplement possibles les réactions chimiques des plus banales aux plus complexes. Comme l’indique l’article paru le 16 décembre dans la revue Angewandte Chemie, la liaison en question, appelée « chalcogène », implique l’élément du soufre. Et, même si elle relève encore de la science fondamentale, cette avancée représente une petite révolution dans le monde de la chimie. Il existe dans la nature plusieurs types de liaisons chimiques. La plus commune est celle dite covalente dans laquelle deux atomes s’accrochent l’un à l’autre en se partageant un ou plusieurs électrons. C’est principalement grâce à cette liaison forte que se construisent les molécules.

Les pôles s’attirent

Il existe aussi la liaison – ou pont – hydrogène, qui fait intervenir la force électrostatique. Certaines molécules sont en effet polarisées. Elles présentent des régions plutôt chargées positivement, constituées d’atomes d’hydrogène, et d’autres plutôt négativement, formées d’atomes comme l’oxygène, l’azote ou encore le fluor. Ces pôles électriques opposés s’attirent et peuvent établir une liaison de force intermédiaire permettant de tenir ensemble des molécules. La liaison chalcogène est de cet ordre, sauf qu’à la place de l’hydrogène, on utilise du soufre. Le problème, c’est que sur ce plan-là, le soufre cache bien son jeu. Cet atome est connu des chimistes pour être plutôt électronégatif et donc, a priori, peu susceptible de jouer le même rôle que l’hydrogène.
C’est compter sans les calculs des théoriciens. Ceux-ci ont en effet remarqué que la charge négative créée par le nuage électronique n’est pas toujours répartie de manière uniforme sur toute sa surface. Selon leurs calculs, l’atome de soufre, dans certaines conditions, dévoile une petite zone chargée positivement qui est théoriquement capable de se lier à une région négative d’une autre molécule, exactement de la même manière qu’un pont hydrogène. Ce « trou » positif (ou trou s) se retrouve d’ailleurs chez le sélénium et le tellure qui sont situés dans la même colonne du tableau périodique que le soufre – ils constituent, avec l’oxygène, le groupe des chalcogènes.
Parce que ce trou s est caché et en apparence peu accessible, il n’a longtemps pas intéressé les branches plus appliquées de la chimie (médecine, matériaux, cosmétiques…). Pour les ingénieurs de ces domaines, il s’agit d’un objet trop exotique pour qu’il puisse servir à quoi que ce soit. Ce n’est que récemment que la liaison chalcogène est sortie des seules mains des théoriciens. Depuis deux ans seulement, certains laboratoires, dont celui de Stefan Matile, se sont emparés du phénomène avec l’idée, entre autres, de l’exploiter pour développer un catalyseur d’un genre inédit.
« J’adore ce genre de défi, car il s’agit de défricher un domaine nouveau et cela exige beaucoup de créativité et d’intuition, s’enthousiasme le chercheur genevois qui conçoit son travail comme un art proche de la sculpture. Il faut combiner des savoirs venus d’horizons différents et imaginer de nouveaux chemins pour arriver au but. » Faciliter les réactions Ce but, donc, est la catalyse. Il s’agit d’un processus largement utilisé en chimie, aussi bien dans les laboratoires de recherche que dans l’industrie afin de fabriquer des composés utiles pour les médicaments, les cosmétiques, les secteurs de l’énergie et de l’environnement, etc.
Un catalyseur est une substance (atome ou molécule) qui permet d’accélérer une réaction chimique sans subir elle-même de modifications. Elle facilite ou rend possible une interaction entre deux molécules en abaissant la barrière, en général de nature électrique, qui les tient séparées. Les chimistes sont sans cesse à la recherche de catalyseurs plus efficaces ou plus adaptés à leurs besoins. C’est un marché qui pèse des dizaines de milliards de francs.
Des catalyseurs, il en existe de toutes sortes (les pots catalytiques des voitures, par exemple, utilisent entre autres du platine, du palladium et du rhodium). En biologie, ce sont les enzymes qui jouent ce rôle. Ces protéines spéciales peuvent couper, transformer ou coller d’autres protéines et accélèrent les réactions biochimiques. En chimie organique, lorsqu’il s’agit de réaliser une transformation moléculaire, les chercheurs utilisent le plus souvent la liaison hydrogène. Concrètement, l’hydrogène actif « aspire » progressivement les charges négatives de la molécule cible à tel point que celle-ci est obligée d’interagir avec une autre molécule afin de retrouver une forme stable. En principe, les conditions sont préparées de telle façon que la réaction qui a lieu soit précisément celle voulue par les chimistes. L’idée de Stefan Matile consiste donc à faire du soufre un aspirateur à électrons, comme l’hydrogène. Dans cette optique, lui et son équipe ont construit plusieurs petites molécules incluant du soufre en cherchant une structure permettant d’optimiser la petite zone électropositive. Les chercheurs ont ensuite testé leurs substances dans une réaction standard. L’une des molécules en particulier, dans laquelle deux atomes de soufre sont placés côté à côte et orientés selon un angle précis, a joué son rôle de catalyseur à la perfection en accélérant d’un facteur 1000 la vitesse de la réaction.
« Notre article décrit la première réaction chimique catalysée à l’aide d’une liaison chalcogène, précise Stefan Matile. L’avantage de cette liaison sur le pont hydrogène, c’est qu’elle est directionnelle. L’hydrogène est électropositif sur toute sa surface, sans distinction. Avec le soufre, on arrive à établir une zone chargée positivement très localisée, comme une pince dans laquelle viendrait se ficher exactement la molécule qu’on veut faire réagir. Pour nous, c’est la promesse d’une chimie de haute précision. Avec des catalyseurs utilisant la liaison chalcogène, on espère pouvoir favoriser davantage encore les réactions que l’on désire obtenir au détriment de celles qui sont indésirables. »

Chimie du soufre

Pour le chercheur, la prochaine étape consiste à vérifier s’il est possible d’obtenir des résultats similaires avec les autres éléments du groupe chalcogène (à l’exception de l’oxygène, qui ne présente pas la même petite zone électropositive). À en croire l’intuition de Stefan Matile, les chances sont grandes de faire même mieux que le soufre avec le sélénium. En parallèle, le professeur genevois aimerait tenter d’intégrer les liaisons chalcogènes dans des protéines et, en particulier, des enzymes, tout en conservant les propriétés de ces dernières. Et ce non seulement dans des éprouvettes mais aussi à l’intérieur d’une cellule. Cette perspective a de quoi donner le vertige puisque cela signifierait l’introduction dans le monde du vivant d’un mécanisme basé sur la chimie du soufre, ce que la nature n’a jamais réussi à réaliser d’elle-même.

Anton Vos