Campus n°129

Le cerveau sous le coup de l’émotion

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Les émotions modifient l’état du cerveau et ces changements persistent plus ou moins longtemps selon les personnes. Des études menées dans ce domaine à l’aide de l’imagerie cérébrale fonctionnelle pourraient ouvrir la voie à de nouvelles méthodes de diagnostic et de traitement
de maladies psychiatriques

«Que les émotions comme la peur, la tristesse ou la joie aient une influence sur notre cerveau et donc sur notre comportement est une évidence, estime Patrik Vuilleumier, professeur au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine). Ce qui l’est moins, ce sont les mécanismes cérébraux sous-jacents. » Deux décennies de travaux, dont douze ans au sein du Pôle de recherche national « Sciences affectives » qui vient de se terminer ce printemps, ont permis au chercheur genevois et son équipe d’y voir plus clair dans les réseaux cérébraux complexes qui sont mobilisés sous l’effet des émotions. Des connaissances, obtenues essentiellement grâce à l’imagerie cérébrale par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui permettent d’imaginer des pistes pour le développement de techniques de détection précoce, voire de traitement de certaines maladies psychiatriques comme les troubles bipolaires.
Premier constat : un épisode émotionnel correspond à un bouleversement cérébral dont la fonction est d’adapter le cerveau (et le reste de l’organisme) à la situation qui a généré ce sentiment, qu’il s’agisse de joie, de colère, de dégoût, etc. Les modifications sont donc multiples et complexes.
Dans le cas de la peur, par exemple, le signal passe d’abord par une petite structure appelée l’amygdale. Il est ensuite transmis à une série d’autres zones cérébrales : celles de l’activité motrice, responsables du fait que l’on sursaute ou au contraire que l’on reste figé sur place, celles qui commandent l’accélération du rythme cardiaque et la mobilisation de l’énergie pour une éventuelle fuite, celles de la mémoire afin d’avoir immédiatement à l’esprit les informations importantes pour comprendre et analyser la situation, celles de la vue, de l’ouïe et de l’attention dont les performances sont momentanément augmentées, etc. Le tout en un clin d’œil.
« En cas de peur, l’amygdale est donc capable d’influencer un grand nombre de régions cérébrales à la fois, certaines impliquées dans la perception ou l’action mais d’autres aussi dans des fonctions cognitives, nous rendant par exemple aptes à prendre une décision plus rapidement ou enclins à prendre des risques, résume Patrik Vuilleumier. Ce qui est vrai pour la peur, l’est aussi pour les autres émotions bien que les modifications soient différentes. Ainsi, le dégoût passe par la zone du cortex cérébral appelé insula et le plaisir par le striatum et le système dopaminergique avant d’activer d’autres zones du cerveau. »

Connexions fonctionnelles

Plus précisément, les émotions entraînent des modifications dans les connexions fonctionnelles entre différentes zones du cerveau, certaines étant renforcées au détriment d’autres. L’état du cerveau chez des personnes exposées à un épisode émotionnel est donc modifié, ce qui change la qualité ou l’intensité de sa réponse à d’autres stimuli ou événements qui surviendraient par la suite.
Ces modifications ont été mesurées lors d’expériences menées sur des volontaires placés dans un scanner IRM et invités à effectuer des tâches précises tout
en étant soumis à des images ou des situations censées provoquer les émotions voulues. Sur les relevés ainsi obtenus, les chercheurs peuvent suivre l’activation successive des différentes régions du cerveau au cours de chaque session.
« Comme on peut s’y attendre, le changement d’état du cerveau consécutif à une émotion ne disparaît pas immédiatement, précise Patrik Vuilleumier. Les effets d’une émotion de joie ou de peur persistent bien au-delà de l’épisode émotionnel. »
Pour en savoir plus, les chercheurs ont immergé des volontaires dans une émotion bien précise en leur projetant par exemple des films susceptibles de faire rire, pleurer, ou encore de provoquer la peur.
Une autre méthode consiste à faire jouer les volontaires à des jeux de hasard au cours desquels les chances de gains sont artificiellement modifiées.
« Cela génère des émotions variées, telles que la joie ou la déception et la tristesse, selon les cas de figure, note le chercheur. Il nous arrive aussi de compliquer un peu en faisant perdre une personne mais en l’informant à la fin qu’elle aurait pu perdre deux fois plus, ce qui provoque le sentiment de soulagement.
À l’inverse, on produit du regret en affirmant à une personne ayant gagné une certaine somme qu’elle aurait pu en remporter quatre fois plus. »
Une fois la séance de cinéma ou de jeu terminée, les volontaires restent encore quelques instants dans un scanner IRM afin de mesurer l’activité de leur cerveau, soit en les laissant au repos, soit en leur faisant effectuer des tâches spécifiques.
Il en ressort d’abord que la modification de l’état du cerveau persiste un temps variable, qui peut se compter en minutes, selon la nature de l’émotion qui l’a provoquée. Les changements mesurés sont également caractéristiques. La peur entraîne une augmentation de la connectivité entre l’amygdale et les régions comme le cortex cingulaire (siège de la vigilance). La joie en favorise d’autres, impliquant, comme prévu, le striatum.

Mémoire améliorée

En faisant réaliser des tests aux volontaires durant ce laps de temps, les chercheurs ont ensuite mesuré l’impact qu’exercent ces émotions sur de nombreuses fonctions comme la mémoire, la prise de décision, la tolérance à la douleur, l’empathie, etc.
« Juste après un film joyeux, par exemple, on a tendance à se souvenir mieux des mots appris avant la projection dans une situation drôle, souligne Patrik Vuilleumier. C’est comme si la mémoire est temporairement améliorée. Cela fonctionne aussi avec les films tristes ou suscitant la peur. Les résultats que l’on a obtenus sont à chaque fois explicables par les changements de connectivité fonctionnelle entre différentes régions du cerveau.»
Cela dit, les résultats varient d’une personne à l’autre, et en particulier le temps nécessaire au cerveau pour retrouver son état d’avant l’émotion. Cela dépend des traits de personnalité de chacun. Une personne ayant une tendance anxieuse, lorsqu’elle se retrouve dans la situation de perdre à répétition à un jeu, aura ainsi tendance à ruminer davantage que les autres. Un état d’esprit qui s’accompagne d’une persistance plus longue que la moyenne de la modification cérébrale induite par la déception.
« On observe une plasticité dynamique dans les modifications cérébrales induites par les émotions qui diffère selon les êtres humains, explique Patrik Vuilleumier. On appelle cela l’inertie émotionnelle. La question que l’on se pose maintenant est de savoir si les caractéristiques cérébrales que l’on mesure sont utiles ou pertinentes pour évaluer – ou estimer le risque de déclarer –
une pathologie psychiatrique, telle que les troubles bipolaires, la dépression ou l’anxiété. Plusieurs études sont en cours sur ces sujets, dont une impliquant la famille de patients atteints de troubles psychiatriques ayant une composante génétique. »

Neurofeedback

Les perfectionnements technologiques, en particulier dans la puissance des ordinateurs, permettent désormais de visualiser l’activité cérébrale en temps réel et de la soumettre en direct au patient alors qu’il est encore dans la machine. Ainsi, par un effort volontaire, celui-ci peut alors s’entraîner à changer l’activité d’une région en particulier, activité qui lui est présentée sous la forme d’un curseur sur un écran par exemple. Depuis une dizaine d’années, on a montré que des patients (sains ou souffrant de douleurs chroniques) parviennent grâce à cette approche, appelée neurofeedback, à s’entraîner pour augmenter leur tolérance à la douleur en réduisant l’activité de leur cortex cingulaire.
L’équipe de Patrik Vuilleumier cherche à faire de même mais en allant au-delà de la régulation d’une seule aire cérébrale. Elle entraîne ainsi des sujets à modifier le degré de connexion ou de communication entre deux zones cérébrales afin de renforcer ou au contraire diminuer les influences d’une région sur l’autre. Appliquée à la connexion entre l’amygdale et le cortex frontal, cet entraînement permet de changer la perception et la régulation des émotions face à des images menaçantes, dans un sens comme dans l’autre. L’objectif consiste à découvrir quelle stratégie est la plus efficace pour obtenir le résultat souhaité. Et à mesurer s’il existe un bénéfice en termes de bien-être des patients, ce qui est tout de même le but ultime.
« L’ensemble de ces travaux et des observations réalisées grâce à la neuro-imagerie a permis d’obtenir une nouvelle perspective sur les émotions, conclut Patrik Vuilleumier. Celles-ci peuvent être considérées comme étant le produit non pas de l’activité d’une ou plusieurs régions cérébrales travaillant isolément mais comme le reflet de l’activité de vastes réseaux au sein desquels différentes régions communiquent et s’influencent réciproquement. »