Musique, harmonies et turbulences
La musique véhicule des émotions. Elle en provoque aussi. Depuis douze ans, les chercheurs du Pôle de recherche national essaient de comprendre comment
«Quand j’écoute trop Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne ! » Comme l’illustre la réplique culte de Woody Allen dans son film Meurtres mystérieux à Manhattan (1993), la musique véhicule des émotions et en provoque également chez l’auditeur – pas toujours les mêmes d’ailleurs. « Woody Allen pensait probablement à certaines œuvres du compositeur connues pour le sentiment de puissance qu’elles peuvent évoquer, confirme Didier Grandjean, professeur associé à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FPSE) et au Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA). Pour ma part, en revanche, quand j’écoute Tristan et Isolde, je ne pense pas à envahir la Pologne même si je suis saisi par toute une série d’émotions, depuis le prélude du 1er acte jusqu’au climax, après quatre heures et demie d’une musique extraordinaire. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi et comment. »
Le chercheur, également membre du Pôle de recherche national (PRN) « Sciences affectives » qui vient de se terminer ce printemps, est l’auteur de nombreuses études sur les liens denses qui existent entre la musique et les processus affectifs. L’une des plus citées dans la littérature spécialisée est parue dans la revue Émotion du mois d’août 2008 et a été cosignée avec Klaus Scherer, professeur honoraire à la FPSE et ancien directeur du PRN, et Marcel Zentner, actuellement à l’Université d’Innsbruck. Basé sur les réponses de plus de 1000 personnes récoltées au cours de quatre expériences distinctes, dont une s’est déroulée lors de la Fête de la musique à Genève, le papier propose un modèle qui est toujours considéré comme une référence aujourd’hui. Un modèle dans lequel les chercheurs ont réduit à neuf les dimensions émotionnelles induites par la musique : l’émerveillement, la transcendance, la tendresse, la nostalgie, la tranquillité, la puissance, la joie dansante, la tension et la tristesse.
« Certaines de ces émotions « musicales » sont plus complexes que les émotions de base classiques telles que la peur, la colère, la joie ou encore le dégoût, précise Didier Grandjean. Elles sont surtout nettement plus adaptées pour rendre compte de nos expériences émotionnelles musicales. » Ces quatre études ont également débouché sur l’établissement d’une échelle inédite permettant de mesurer de manière fine les émotions générées par l’écoute de la musique. Cet outil, appelé Échelle émotionnelle musicale de Genève (Geneva Emotional Music Scale ou GEMS), est, lui aussi, largement utilisé à travers le monde.
Parole et musique
« Il existe des parallèles importants entre la voix humaine et la musique, poursuit Didier Grandjean. La prosodie, c’est-à-dire le rythme et la mélodie de la parole, que l’on produit dans un contexte de joie ou au contraire de tristesse, se retrouve en effet dans la musique. Jean-Jacques Rousseau l’avait déjà évoqué au XVIIIe siècle. »
Les chercheurs distinguent toutefois les émotions transmises par la musique ou la voix de celles qui sont ressenties par l’auditeur. On peut ainsi écouter une musique triste sans pour autant être triste soi-même. « Nos études ont montré qu’il existe évidemment une forte corrélation entre les deux, admet Didier Grandjean. Mais il est intéressant de noter que cela n’est pas toujours le cas. »
Lorsque des volontaires écoutent des morceaux joués de façon métronomique (ou sans nuances), dans des conditions de concert (donc avec la bonne dose d’expressivité) ou encore de manière emphatique (c’est-à-dire en exagérant l’expression), l’émotion qu’ils ressentent augmente entre le premier et de deuxième cas de figure. Dans le troisième, en revanche, l’interprétation est jugée excessive ou truquée et induit moins d’émotions.
L’imagerie cérébrale par résonance magnétique fonctionnelle a, de son côté, mis en évidence la manière dont les émotions « musicales » s’organisent au niveau cortical et sous-cortical. À l’écoute de morceaux reconnus comme nostalgiques, par exemple, ce sont surtout les réseaux impliqués dans la mémoire qui sont activés tandis que dans le cas de passages traduisant la joie dansante, ce sont les régions motrices qui sont sollicitées. Et ce, même si les participants ne bougent pas du tout.
Dans le même registre, la musique représente un excellent sujet pour l’étude du phénomène de mimicry, c’est-à-dire cette propension qu’a le cerveau à activer les régions cérébrales correspondant à une activité que la personne concernée est en train d’observer (visuellement ou auditivement). Cette faculté de mimétisme inconsciente peut provoquer une légère contraction des muscles sans pour autant déclencher de gestes.
Pour la tester, Didier Grandjean et ses collègues de la Haute école de musique de Genève ont mené une expérience sur des violonistes et des cornistes sur lesquels ils ont placé des électrodes pour mesurer l’activité de certains muscles des bras et du visage. Lorsque les musiciens entendent une pièce dans laquelle intervient leur instrument de prédilection, les muscles des bras, pour les violonistes, et ceux des joues, pour les cornistes, se mettent sous tension tout en restant immobiles.
« Entrainment »
C’est un autre phénomène qui met en mouvement le corps de l’auditeur, même lorsque celui-ci ne joue d’aucun instrument : l’entrainment, théorisé par le psychologue suédois Patrik Juslin de l’Université d’Uppsala. « L’aspect rythmique est un élément essentiel dans la genèse des émotions liées à la musique, poursuit le chercheur genevois. Les rythmes récurrents d’une pièce musicale vont en effet pousser les rythmes de l’organisme à se mettre en synchronie. On peut distinguer deux composantes. L’une est motrice et nous donne envie de taper le temps avec le pied ou les doigts, réellement ou en imagination. L’autre est plus viscérale et implique des processus comme la respiration, les battements cardiaques, etc. Ce sont ces changements qui contribuent à la charge émotionnelle de la musique. Et cette dernière augmente avec la complexité de la construction rythmique. »
Dans le cerveau, l’entrainment correspond à l’activation de zones comme les insula, impliquées dans la représentation
de l’état interne du corps et dans la reconnaissance des émotions, et les régions des noyaux gris centraux, engagés, quant à eux, dans le plaisir et la représentation du rythme.
Autre élément incontournable dans la création d’émotions avec la musique : l’attente. L’auditeur, lorsqu’il écoute de la musique, est en effet constamment en train de se projeter de quelques centaines de millisecondes ou quelques secondes dans le futur. Il anticipe le bouclement d’un mouvement, la résolution d’une phrase. Richard Wagner, en particulier dans Tristan et Isolde, joue sans arrêt avec ce paramètre. Dans les expériences menées en laboratoire, où cette fin est absente,
les auditeurs manifestent systématiquement leur frustration, ou du moins un sentiment désagréable d’incomplétude.
Les chercheurs ont remarqué, grâce à l’imagerie cérébrale, que les régions au sein des circuits de la récompense, connues pour être mobilisées lors de l’anticipation du plaisir, sont spécifiquement activées quand l’auditeur attend le passage préféré d’une œuvre qu’il apprécie particulièrement. Et c’est une autre zone qui prend le relais dès que l’attente est résolue. Et que les frissons apparaissent.
Interactions sociales
La musique, en tant que performance réalisée par un groupe d’individus, est également une porte d’entrée pour l’étude des interactions sociales fines. Chaque membre d’un quatuor, par exemple, doit sans cesse s’adapter à l’expressivité émotionnelle des autres musiciens. Pour
être synchrone, il doit se représenter le geste et l’intention de l’autre. Le timing est essentiel, il faut jouer dans le temps, même si l’on se laisse une petite marge pour créer un style particulier.
« Nous sommes en train de publier une série de recherches dans lesquelles nous avons, entre autres, utilisé l’imagerie cérébrale pour étudier comment les musiciens sont capables, en moins d’une seconde, de comprendre que le mouvement de leur collègue se dirige vers une attaque de type piano ou forte, souligne Didier Grandjean. Dans une autre étude, menée en collaboration avec Donald Glowinski, chercheur dans mon équipe, nous suivons une fois par mois à Rome et à Paris des orchestres d’une centaine d’enfants entre 7 et 18 ans issus de milieux plus ou moins favorisés. Notre objectif consiste à mesurer dans quelle mesure leur pratique de la musique en groupe durant plusieurs années exerce une influence sur leurs compétences relationnelles et émotionnelles. »