Octobre : la fête est finie
Dans la nuit du 6 au 7 novembre 1917 (24 au 25 octobre selon le calendrier julien), Lénine prenait le pouvoir en Russie. De cette révolution, préparée en partie à Genève, et qui allait durablement bouleverser l’histoire du XXe siècle, que reste-t-il aujourd’hui ?
De la place Rouge, où repose toujours la momie de Lénine, à celle de la Révolution en passant par la station de métro Octobre, où commencent les 13 kilomètres rectilignes de l’avenue Lénine, le souvenir de 1917 est aujourd’hui encore omniprésent dans les rues de Moscou. Dans un tel contexte, alors qu’à l’étranger se préparent une multitude de colloques, débats, expositions et autres publications visant à commémorer le centenaire de la Révolution d’octobre, la Russie ne pouvait décemment pas passer à côté de l’événement. Pour le gouvernement de Vladimir Poutine, l’exercice est cependant des plus délicats. D’une part, parce que c’est un sujet sur lequel l’opinion nationale est encore très divisée et, de l’autre, parce que la révolution d’octobre 1917 représente tout ce que le régime abhorre : l’agitation, le renversement de l’autorité et surtout la remise en cause de l’État.
À défaut de remettre au goût du jour les grandes parades organisées autrefois pour montrer à la face du monde la puissance du pouvoir soviétique (lire ci-contre), une commission d’historiens a donc été créée en décembre 2016 afin de plancher sur le sujet. Explications avec Korine Amacher, professeure associée à la Faculté des lettres et au Global Studies Institute et auteure de deux articles sur le sujet publié ce printemps respectivement dans Le Monde Diplomatique et dans l’édition en ligne de La Vie des idées*.
« Durant toute la période soviétique, la date du 7 novembre (qui correspond au 25 octobre dans le calendrier julien en vigueur en Russie jusqu’en 1918, ndlr) a donné lieu à des célébrations qui n’ont eu d’égal, à partir du milieu des années 1960, que celles organisées pour saluer la victoire du régime au cours de ce que les Russes appellent « la Grande Guerre patriotique »,
soit la Deuxième Guerre mondiale, explique l’historienne. Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, les choses ont cependant beaucoup changé. »
Les premières lézardes dans le solide édifice bâti par la propagande soviétique apparaissent dès avant la fin de la Perestroïka (nom des réformes économiques et sociales menées en URSS par le président Gorbatchev). En 1987, dans un climat qui a fait naître des espoirs de changement au sein de larges franges de la population, la parade officielle du 7 novembre donne lieu à une contre-manifestation où fleurissent les slogans antisoviétiques. L’ouverture des archives, entamée dans les années suivantes, et la découverte de l’ampleur des répressions du régime soviétique contre sa population, accentue la tendance et nourrit les critiques à l’égard de l’héritage du stalinisme d’abord, puis du léninisme. En 1991, alors que la Russie entre dans l’ère des réformes libérales voulues par Boris Eltsine, les manifestations officielles sont annulées et seuls quelques nostalgiques du communisme défilent dans les rues de la capitale. Deux ans plus tard, dans les premiers manuels scolaires d’histoire de l’ère postsoviétique, la Révolution d’octobre est dépeinte comme le « creuset du stalinisme » et, donc, comme une forme de crime absolu contre la nation russe. Dans la foulée, en 1996, la journée du 7 novembre – qui reste malgré tout un jour férié jusqu’en 2004 – est rebaptisée « Journée de l’unité et de la réconciliation ».
« Selon cette lecture libérale de l’histoire, la Révolution d’octobre est un coup d’État fomenté par des fanatiques qui ont détourné la Russie de sa voie naturelle, celle des réformes et de l’occidentalisation, explique Korine Amacher. À l’inverse, les dernières années du régime tsariste sont largement idéalisées avec une mise en avant de l’industrialisation, de la modernisation et du bouillonnement culturel que connaît alors le pays. Cette vision ne résistera toutefois pas à l’échec des réformes et à la terrible crise économique et sociale de la fin des années 1990. »
Avec l’arrivée au pouvoir de Poutine, en mai 2000, le ton change en effet du tout au tout. Pour le nouveau président, qui estime que copier l’Occident est une impasse, ce qui compte surtout c’est que la Russie dispose d’un pouvoir fort. Que celui-ci soit l’héritage du bolchevisme ou du tsarisme n’a, en soi, aucune importance. « En 2003, lors d’une rencontre avec des historiens, il explique ainsi qu’il faut arrêter de dénigrer constamment l’histoire de la Russie et de montrer que tout le monde s’est trompé, précise Korine Amacher. Cette vision noire du passé ne permettant pas de créer des patriotes fiers de leur pays, Poutine exige que l’on remette de l’ordre dans les manuels en mettant l’accent sur ce qui rassemble plutôt que sur ce qui divise la nation. »
Selon cette nouvelle doxa, les sacrifices endurés par la population sous le stalinisme constituent un mal nécessaire grâce auquel le pays a pu remporter la victoire contre l’Allemagne nazie et accéder ainsi à la grandeur, à la réussite et à la gloire. Dans un effort visant à réunir l’histoire tout entière du pays dans un ensemble cohérent, il s’agit également de célébrer les grandes heures du tsarisme.
En 2012, le bicentenaire de la « guerre patriotique » de 1812 contre les troupes napoléoniennes donne ainsi lieu à une reconstitution de la bataille de Borodino qui mobilise plusieurs milliers de figurants.
L’année suivante, ce sont les 400 ans de l’avènement de la dynastie des Romanov qui sont salués avec faste, tandis que chaque année, le 9 mai, date de la capitulation de l’Allemagne, est également marqué par des commémorations d’ampleur nationale.
L’épisode révolutionnaire de 1917, quant à lui, cadre mal dans le tableau. « Ces diverses célébrations participent d’un schéma logique : l’unification et la centralisation de l’État russe, analyse Korine Amacher. En revanche, la révolution évoque la destruction de l’État, la Russie à genoux et le sang charrié par la terrible guerre civile. » Exalter ce moment chaud – sur lequel l’opinion russe est aujourd’hui très divisée, comme le montrent de nombreux sondages – risquerait par ailleurs de donner une forme de légitimation aux « révolutions colorées » survenues notamment en Géorgie et en Ukraine, signal que Vladimir Poutine veut à tout prix éviter de donner.
Jusqu’ici la question ne posait pas réellement problème et avait été esquivée assez habilement. En 2005, le pouvoir remplace la fête du 7 novembre par une « Journée de l’unité nationale », fixée le 4 novembre, date qui fait référence à la fin des interventions étrangères, en particulier polono-lituaniennes, dans la Russie moscovite de 1612. Et si, depuis plusieurs années, on continue de parader dans les rues de Moscou le 7 novembre, ce n’est pas pour commémorer la Révolution de 1917 mais pour rendre hommage – en costume d’époque – aux quelque 30 000 soldats qui avaient participé au défilé de 1941 avant de partir au front pour défendre la patrie contre les troupes nazies, alors aux portes de Moscou.
« Ces décisions montrent que le pouvoir actuel ne se résout ni à gommer la révolution ni à la commémorer en tant que telle, constate Korine Amacher. Au lieu de cela, il tente de fondre
plusieurs événements historiques afin de susciter une adhésion
collective plus forte. »
C’est en tout cas le sens des manuels d’histoire publiés en 2007 dans lesquels les Révolutions de février et d’octobre ainsi que la guerre civile sont réunies en un seul bloc intitulé « Grande Révolution russe », avec l’intention évidente de placer cette dernière au même niveau que la « Grande Révolution française » et d’en souligner le rayonnement mondial. L’idée générale est que la Russie est sortie de cet épisode plus forte qu’auparavant, sous la forme de l’URSS. Blancs comme rouges méritant par ailleurs un respect égal pour avoir été prêts à donner leur vie pour le pays.
C’est également le message divulgué par le ministre de la Culture Vladimir Medinski en 2015 lorsqu’il expliquait que les commémorations à venir avaient pour objectif de promouvoir tout à la fois la continuité du développement historique de la Russie, de l’Empire russe à la Fédération de Russie en passant par l’URSS, de condamner la terreur révolutionnaire, et de souligner – ce qui résonne comme un avertissement dans la Russie actuelle – qu’il n’est jamais bon de compter sur une aide étrangère pour régler des problèmes internes. Enfin, toujours selon le ministre, évoquer les différends idéologiques entre les Rouges et les Blancs, pointer des coupables sera moins important que de souligner que les deux camps voulaient la « prospérité de la Russie et une vie meilleure sur Terre ».
« Le choix de déléguer l’organisation des manifestations de ce centenaire à des historiens reste malgré tout intéressant dans la mesure où il permettra de s’arrêter sur ce « moment révolutionnaire » d’octobre dont l’interprétation pose problème, conclut Korine Amacher. Au travers des colloques et autres expositions, il va être possible de confronter des points de vue très différents et de faire le point sur l’état de la question. Ainsi, à n’en pas douter, « la voix officielle sera contrebalancée par des avis émanant des milieux tant scientifiques et culturels que politiques. Cela avait également été le cas entre 2007 et 2009, lorsque le pouvoir avait tenté d’imposer une vision positive du stalinisme en insistant sur la modernisation à marche forcée du pays, qui a permis à l’URSS de remporter la victoire durant la guerre. »
* « L’embarrassante mémoire de la Révolution russe », par Korine Amacher, publié dans laviedesidees.fr, le 14 avril 2017.
« Fêter une révolution sans donner des idées », par Korine Amacher, publié dans « Le Monde diplomatique », mars 2017.
Le 7 novembre au pays des Soviets
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