Bienvenue à «Karoujka»
Terre d’accueil de nombreux émigrés russes à la veille de la Première Guerre mondiale, la Suisse joue un rôle important dans les prémices de la révolution d’octobre 1917. Genève, en particulier, est même un temps le centre névralgique du mouvement bolchevique.
Entre le 91 et le 93 de la rue de Carouge, on trouve une épicerie portugaise, un bar à vins qui fait brocante, un salon de coiffure et un marchand de tabac bardé d’affiches indiquant qu’on y vend du cannabis légal. Rien en somme qui ne laisse deviner l’intense activité politique qu’abritaient les lieux il y a un peu plus d’un siècle. Rebaptisé Karoujka par les expatriés russes qui le fréquentaient, ce petit coin de Genève a en effet servi de quartier général au parti bolchevique dans les années qui ont précédé la révolution de 1917. Lénine, qui a connu de nombreuses adresses à Genève, y a vécu un temps. Mais on y trouvait surtout la bibliothèque et les archives du parti, une maison d’édition ainsi qu’une cantine servant de point de ralliement non seulement aux émigrés russes, mais également aux révolutionnaires de tous bords qui fréquentaient en ces temps agités les paisibles rives du Léman. Tour d’horizon avec Jean-François Fayet, devenu professeur d’histoire à l’Université de Fribourg après une vingtaine d’années passées à la Faculté des lettres de l’UNIGE.
« La Suisse est un territoire bien connu des opposants politiques russes depuis la fin du XIXe siècle, explique le chercheur qui prépare actuellement un ouvrage sur le sujet. Comme tous leurs concitoyens, ils fantasment sur les Alpes depuis le passage du col du Gothard par l’armée de Souvarov en 1799 et les récits du voyage de Nikolaï Karamzine publiés peu avant. Mais il y a aussi des raisons plus prosaïques qui expliquent le choix de ce pays plutôt que d’un autre. »
Situé au centre de l’Europe et donc à proximité de la plupart des grandes capitales, la Suisse est en effet un pays qui n’a pas pour habitude d’extrader ses ressortissants étrangers, à l’exception notable du cas de Sergueï Netchaïev. L’auteur du Catéchisme révolutionnaire, ouvrage imprimé dans le quartier des Eaux-Vives, est en effet livré à la police du tsar en 1872. Le passage de la douane et les formalités administratives liées à l’enregistrement administratif y sont par ailleurs d’une simplicité confondante. Enfin, le coût de la vie y est alors très bas en comparaison davec les pays voisins.
« En caricaturant, on pourrait dire qu’un parti révolutionnaire russe qui n’a pas de représentant en Suisse dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale est un parti qui n’existe pas, complète Jean-François Fayet. La communauté russe présente en Suisse à cette époque apparaît toutefois davantage comme un conglomérat que comme une confédération. Chaque famille partisane dispose de ses propres bibliothèques, imprimeries et autres maisons d’édition. Et elle a ses habitudes dans tel ou tel canton, tel ou tel quartier. »
Schématiquement, les anarchistes adoptent ainsi la Riviera lémanique, le Jura et le Tessin, tandis que les socialistes révolutionnaires se concentrent dans le canton de Vaud. De leur côté, les marxistes de langue allemande et les révolutionnaires polonais sont en nombre à Berne et à Zurich, où se trouvent notamment la spartakiste Rosa Luxemburg, fondatrice du futur Parti communiste allemand, Karl Radek, qui deviendra après la Révolution d’octobre responsable de la politique étrangère du régime bolchevique, ou encore Felix Dzierjinski, le fondateur de la Tcheka, la police politique soviétique.
C’est cependant Genève qui reste alors la plus russe des villes suisses. Terre d’élection des bolcheviks, la Cité de Calvin voit en effet défiler en quelques décennies la plupart des dirigeants historiques du mouvement communiste (lire en page 32). Certains sont venus là pour étudier – l’Université abrite 220 ressortissants russes sur 820 étudiants en 1900 – mais la plupart d’entre eux poursuivent des activités clandestines.
C’est le cas du philosophe Alexandre Herzen, considéré comme le « père du socialisme russe », du poète Nikolaï Ogarev et de l’anarchiste Michel Bakounine qui y installent entre 1857 et 1860 la rédaction du journal Kolokol (La Cloche), titre très influent en Russie parmi les milieux révolutionnaires en dépit de la censure exercée par le régime tsariste.
Une vingtaine d’années plus tard, c’est un autre trio, formé de Gueorgui Plekhanov, de Pavel Axelrod et de Vera Zassoulitch qui pose ses valises au bout du lac pour fonder ce qui sera la première cellule marxiste russe : le groupe Libération du travail.
« La visite à Plekhanov, qui est installé au 6 rue de Candolle, juste en face de l’Université, devient peu à peu un rituel incontournable pour tous les révolutionnaires russes de passage en Suisse », note Jean-François Fayet.
C’est d’ailleurs pour rencontrer le grand théoricien de la révolution marxiste en Russie que Lénine prend pour la première fois le chemin de Genève. Nous sommes en mai 1895 et le jeune Vladimir Ilitch Oulianov, qui n’a pas encore 30 ans, est mandaté par un groupe marxiste de Saint-Pétersbourg pour discuter de la création de publications permettant de diffuser la propagande révolutionnaire.
Entre deux séjours en déportation ou en prison, le futur leader de la Révolution d’octobre 1917 fera de nombreuses autres escales dans la ville de Rousseau, notamment en 1900, entre 1903 et 1905, en 1908, en 1912 puis en 1914, occupant divers logements dont un, au 5 rue des Plantaporrêts, porte une plaque commémorative depuis 1967.
L’homme est discret et surtout studieux. Durant son premier long séjour, il est fortement impliqué dans la rédaction de l’Iskra, le premier journal marxiste en langue russe. Tiré à plusieurs milliers d’exemplaires, il est imprimé à la rue de la Coulouvrenière, dans les locaux de l’imprimerie ouvrière genevoise au cours de l’année 1903.
Dans les années suivantes, les journées de Lénine sont partagées entre la Société de lecture, dont il apprécie la tranquillité immuable et où il apparaît souvent dès l’ouverture, et la Bibliothèque publique et universitaire qu’il fréquente également avec assiduité, ce dont témoignent les registres de consultation. Il travaille à ses articles ou à divers projets jusqu’au milieu de l’après-midi avant de rentrer ensuite chez lui pour manger. En fin de journée, il se rend en général à la bibliothèque ou aux archives de ce qui est encore le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). « C’est Lénine lui-même qui a rédigé le règlement de cette bibliothèque, complète Jean-François Fayet. En 1904, celle-ci abrite 118 journaux et revues et près de 4000 livres. »
Ensuite, lorsqu’il n’y a pas de réunions politiques ou de conférences, nombre de soirées se passent à la cantine des Lepechensky. « Ce lieu, où l’on trouve six grandes tables, une cinquantaine de chaises et un piano, dispose également d’une arrière-salle à l’abri des oreilles indiscrètes, explique l’historien. Et il est fréquenté par tous les émigrés révolutionnaires que compte Genève. »
Outre le cercle des proches de Lénine (Vatslav Vorovski, Nikolaï Semachko, Anatoli Lounatcharski, Grigori Sokolnikov, Grigori Zinoviev, Nikolaï Boukharine), on pouvait y croiser le leader menchevique Julius Martov et les membres du mouvement révolutionnaire juif du Bund, qui faisaient également partie des habitués. De façon plus occasionnelle, Léon Trotski, de passage à Genève à l’automne 1903, a probablement également fréquenté les lieux.
La cantine de Lepechensky n’est cependant pas le seul haut lieu de l’agitation révolutionnaire dans le quartier. À la même adresse, on trouve en effet les Éditions du Parti ouvrier social-démocrate de Russie dont le siège officiel est à deux pas (rue de la Colline).
Tout au bout de la rue de Carouge (au n° 99), loge le club de l’émigration social-démocrate polonaise que fréquentent notamment Rosa Luxemburg et Karl Radek, puis, de l’autre côté de l’Arve, il y a le quartier général des mencheviks. En remontant la rue de Carouge en sens inverse, on tombe successivement sur le comité à l’étranger du Bund (au n° 81), puis les lieux de rendez-vous que sont le Café Simon (au n° 15), la Brasserie du Landolt (rue De-Candolle), où se produit la rupture définitive entre bolcheviks et mencheviks à la suite d’une réunion en 1903, et le Café Handwerk doté de son immense jardin intérieur pouvant accueillir plusieurs centaines de personnes (au coin de l’avenue du Mail et de la rue du Vieux-Billard).
De façon assez étrange, ce dernier établissement, où se tiennent régulièrement des meetings politiques, est une des rares adresses faisant l’objet d’une surveillance policière régulière. De manière générale, en effet, les autorités cantonales ne sont guère préoccupées par le fait que Genève serve de plaque tournante à la communication révolutionnaire.
« Le tsar, de son côté, a envoyé en Suisse cinq agents de sa police politique, l’Okhrana, afin d’avoir un œil sur les agissements de ces agitateurs potentiels, explique Jean-François Fayet. Les Français, qui sont très préoccupés par l’idée d’une possible collusion germano-bolchevique, surveillent également de près ce qui se passe alors chez leur voisin. Quant aux autorités genevoises, elles ont un peu de peine à faire la distinction entre les individus ou les groupes potentiellement dangereux et ceux qui ne le sont pas. Autrement dit : entre les marxistes qui suivent des cours d’économie politique et les anarchistes qui font chimie et testent leurs bombes expérimentales en les jetant dans l’Arve depuis le pont de Carouge. »
Jean-François FayetProfesseur ordinaire d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg. Docteur ès Lettres de l’UNIGE (1999), enseigne au Département d’histoire de la Faculté des lettres (1992-2012), à IUHEID (2006-2007), à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris (2010) et dans les universités de Lausanne (2014) et de Neuchâtel (2015). |