Le lobbying explose au Palais fédéral
Le nombre de liens d’intérêts déclarés par les députés à Berne a plus que doublé entre 2000 et 2011. Une évolution due principalement à la multiplication des groupes d’intérêts publics qui se mobilisent pour des causes comme l’environnement ou l’humanitaire.
En dix ans, le nombre moyen de liens d’intérêts déclarés par chaque parlementaire suisse à Berne a plus que doublé en passant de 3,5 en 2000 à 7,6 en 2011. Ce sont ce que les politologues appellent les groupes d’intérêts, c’est-à-dire des associations représentant les différents secteurs de la société, qui entretiennent désormais le plus grand nombre de relations formelles avec les députés. Ceux-ci totalisent en effet 48 % des liens sur l’ensemble des trois législatures concernées, loin devant les deux autres catégories, à savoir les compagnies privées (PME, multinationales…), qui n’en rassemblent que 39 %, et les organisations liées à l’État (Banque nationale suisse, régie fédérale…), qui plafonnent à 14 %. Parmi les groupes d’intérêts, qui comprennent notamment les faîtières du monde industriel, les associations patronales, les syndicats ou encore les organisations professionnelles, la moitié des liens actuels sont tissés par le sous-ensemble appelé les « groupes d’intérêts publics », c’est-à-dire les organisations qui se mobilisent pour la réalisation et la protection des biens communs (Association transports et environnement, Swissaid, Pro Natura, etc.).
Diversité croissante
C’est ce qui ressort d’une étude parue dans la Swiss Political Science Review du mois de mars et menée par des équipes genevoises et lausannoises. « La nouveauté de notre recherche réside dans le fait que l’on s’intéresse aux groupes d’intérêts dans toute leur diversité et pas seulement à un type particulier comme les organisations néo-corporatistes (représentants de l’économie, patronats, syndicats, etc.), ce qui était le cas jusqu’ici, explique Roy Gava, maître-assistant au Département de science politique et relations internationales (Faculté des sciences de la société) et coauteur de l’article. Cela nous a permis de constater la présence et la diversité croissantes de ces groupes d’intérêts publics, dont les objectifs se situent en dehors de la sphère économique. »
Les données sur lesquelles est basée l’étude sont issues du Registre des intérêts qui est en accès public sur le site internet du parlement. Les membres du Conseil national et du Conseil des États sont obligés, de par la loi, d’y déclarer chaque année tous leurs mandats formels auprès des organisations externes au parlement. Dans cette masse d’informations, les chercheurs ne se sont intéressés qu’aux relations avec les groupes d’intérêts, laissant de côté celles avec les compagnies privées et les organisations étatiques.
« Pour toute la période concernée, cela représente tout de même des centaines de pages contenant des informations brutes, note Roy Gava. Une grande partie de notre travail a consisté à transformer ces listes pour les faire entrer dans une base de données structurée qui puisse servir pour des études longitudinales et comparatives. Il a notamment fallu identifier le type et les domaines d’activité de chaque groupe d’intérêts. »
Le chercheur prévient toutefois que l’étude à laquelle il a participé, et qui s’inscrit dans un projet plus vaste*, représente une façon d’étudier le lobbying en Suisse et qu’il en existe d’autres, comme l’analyse des cartes d’accréditation permettant d’accéder aux sessions du parlement et à la salle des pas-perdus du Palais fédéral (chaque parlementaire a le droit d’en offrir deux).
Un sésame discret
Le travail ne prétend pas non plus dresser un portrait exhaustif du phénomène du lobbying. Une telle entreprise serait d’ailleurs impossible dans la mesure où une grande partie du travail d’influence dans les processus de décision politique est effectuée d’une manière informelle et demeure hors de portée des sondes scientifiques.
Pour ne prendre qu’un exemple récent rapporté par Le Temps du 29 juin : une statistique relevée par les Services du parlement durant la session de juin montre que, pendant onze jours, 127 représentants de groupes d’intérêts accrédités par un membre du parlement se sont présentés aux portes du Palais mais que 386 autres ont simplement fait usage d’une carte d’accès journalière. Un sésame qui leur garantit une certaine discrétion, car ceux qui en font usage ne doivent pas indiquer qui ils représentent. Ce détournement des règles est dénoncé par plusieurs parlementaires et même par la Société suisse des affaires publiques (SSPA), la faîtière des lobbyistes accrédités.
L’explosion du nombre total de liens d’intérêts déclaré au cours des années 2000 dénote une tendance plus générale. Une partie de cette évolution trouve une explication dans les changements législatifs. Au cours des années 1980 et 1990, les parlementaires n’étaient en effet tenus de déclarer que les mandats extérieurs « les plus importants ». Depuis l’adoption de la nouvelle Loi sur le parlement en 2002, ce sont désormais tous les liens d’intérêts avec des compagnies privées, des fondations, des comités, des agences fédérales et des groupes d’intérêts qui doivent être annoncés, indépendamment de leur importance. Une disposition qui a entraîné une hausse mécanique du nombre de liens déclarés.
« Il n’existe pas de service de l’État qui surveille la bonne foi des parlementaires, admet Roy Gava. Nous pensons néanmoins que la plupart d’entre eux publient des listes complètes. Aucun député n’aimerait être publiquement accusé d’avoir caché des liens d’intérêts. »
Petits « oublis »
Le conseiller fédéral Simon Schneider-Amman en a fait l’expérience. Lorsqu’il était encore conseiller national, il a omis durant plusieurs années de mentionner quelques-unes de ses propres sociétés off shore. Cet « oubli », révélé en 2014 par la SonntagsZeitung et Schweiz am Sonntag alors qu’il était déjà au gouvernement, lui a valu une volée d’articles de presse accusateurs. Bien avant lui, le président du Conseil national zougois Peter Hess s’était lui aussi vu reprocher en 2001 d’avoir occulté des liens avec deux entreprises liées à l’industrie du tabac. On estime d’ailleurs que c’est à la suite de cette affaire que les règles du parlement se sont durcies.
D’autres hypothèses permettent d’expliquer l’augmentation des liens d’intérêts déclarés qui a commencé au début des années 2000 déjà et se poursuit aujourd’hui. « On a longtemps considéré qu’en Suisse le noyau dur des lois était négocié dans la phase préparlementaire, explique Roy Gava. Selon cette vision, lorsque le texte arrive dans les chambres, les députés ne discutent plus que des marges. L’objectif principal est de présenter un projet suffisamment consensuel pour éviter le référendum. Depuis vingt ans, cependant, plusieurs études montrent que la situation change. Beaucoup de projets peinent à trouver un consensus avant la phase parlementaire qui, du coup, prend de plus en plus d’importance. Les groupes d’intérêts l’ont bien compris et ont augmenté leur présence au Palais fédéral. »
Cette tendance a notamment été révélée par une étude publiée en 2015 par Pascal Sciarini, professeur au Département de science politique et relations internationales (Faculté des sciences de la société) et ses collègues. Le travail, qui a consisté en l’analyse des 11 processus de décision les plus importants du début des années 2000, montre que la phase préparlementaire est considérée comme la plus importante par seulement 60 % des experts alors qu’ils étaient 80 % à le penser dans les années 1970.
La revalorisation du parlement est également due en partie à une réforme institutionnelle qui a remplacé en 1992 les commissions parlementaires ad hoc, créées selon les besoins, par des commissions spécialisées et permanentes. Les députés, devenus de plus en plus compétents dans les domaines qui leur sont assignés, ont de plus vu leur rémunération augmenter en 1991 et 2002 (lire ci-après).
* « Lobbying, Litigation and Direct Democracy : Comparing Advocacy Strategies of Interest Groups in Switzerland and California », projet financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique
L’essor des groupes d’intérêts publics
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