Nouvel éclairage sur la fuite des juifs en Suisse
Fruit d’une vingtaine d’années de recherche, la thèse de Ruth Fivaz-Silbermann revoit à la baisse le nombre de juifs refoulés à la frontière suisse. elle nuance également le rôle joué par le chef de la police fédérale, Heinrich rothmund.
Chargée de faire toute la lumière sur l’attitude de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, la Commission Bergier (CIE) avait apporté en 2002 une foule d’informations inédites sur la longue liste des compromissions financières et économiques de notre pays avec l’Allemagne nazie. Il est un point cependant sur lequel les experts de la CIE s’étaient, à l’époque, refusés de trancher : celui du nombre exact de réfugiés juifs refoulés à nos frontières entre 1939 et 1945. Tout en relevant les manquements de la politique d’asile menée par les autorités fédérales et en particulier son aspect « excessivement et inutilement restrictif », le Rapport final de la Commission concluait qu’un peu plus de 20 000 réfugiés avaient été refoulés dont « une grande partie » étaient juifs.
Lancés au même moment et réunis dans une thèse de près de 1000 pages soutenue ce printemps à la Faculté des lettres, les travaux menés par Ruth Fivaz-Silbermann permettent aujourd’hui d’avoir une image beaucoup plus précise de ce qui s’est réellement passé durant ces années sombres.
S’appuyant sur un examen minutieux des archives, l’historienne estime que sur les 16 000 juifs qui se sont présentés à la frontière franco-suisse durant la Seconde Guerre mondiale, près de 3000 ont été refoulés, décision qui a conduit entre 400 et 900 d’entre eux à périr en déportation. Cette monumentale enquête montre par ailleurs que derrière le discours officiel, les autorités fédérales, et en particulier le chef de la police fédérale Heinrich Rothmund, pourtant souvent désigné comme le chantre de la lutte contre « l’enjuivement » de la Suisse, avaient cherché dès l’automne 1942 à ouvrir des brèches dans le système qu’elles avaient elles-mêmes mis en place.
Un corpus inédit « Le Rapport Bergier, tout comme le Rapport Ludwig avant lui ont permis des avancées considérables dans notre compréhension de l’histoire, explique Ruth Fivaz-Silbermann. Mais ces travaux, basés pour l’essentiel sur des archives gouvernementales, se situent dans une vision helvético-centriste. Mon objectif était de faire le contraire et de partir des individus qui étaient menacés dans leur vie et qui se sont dit que la Suisse pouvait leur offrir le salut. Deux questions se posaient dès lors : qu’ont-ils fait pour y arriver et comment ont-ils été accueillis ? »
Pour répondre à cette double interrogation, Ruth-Fivaz Silbermann n’a pas ménagé sa peine. Outre les documents conservés dans les archives fédérales à Berne et ceux qu’elle a pu retrouver dans les préfectures de France voisine, elle a dépouillé l’essentiel des 11 000 dossiers individuels et encore inédits concernant des juifs retrouvés dans les greniers du Département de justice et police genevois après y avoir été oubliés pendant plusieurs dizaines d’années.
À partir de ce corpus, qui n’avait pas été pris en compte par ses prédécesseurs, la chercheuse a établi près de 15 000 fiches nominatives, parvenant dans 85 % des cas à établir la provenance des fugitifs et la date de leur départ pour ce périple de la dernière chance.
La crise de l’été 1942
« La Suisse n’est pas confrontée à un flot de réfugiés continu durant toute la durée de la guerre, précise Ruth Fivaz-Silbermann. Elle doit faire face à des pics d’affluence qui correspondent aux phases les plus intenses de la mise en œuvre de la solution finale, avec un point culminant qui se situe à l’été 1942. »
Rejoindre la Suisse depuis l’est ou le nord de l’Europe relevant quasiment de l’impossible, c’est des Pays-Bas et de Belgique, puis de France – et après septembre 1943 d’Italie – que proviennent la plupart des candidats au refuge.
Les 140 000 juifs que comptent les Pays-Bas en 1939 sont les plus exposés. Pris au piège par une machinerie d’extermination particulièrement implacable, fichés et assignés à résidence sans pouvoir compter sur l’aide d’une résistance qui s’est organisée tardivement, 75 % d’entre eux ne survivront pas à la guerre. Ceux qui parviennent à échapper au piège tendu par les nazis n’envisagent généralement de fuir qu’au dernier moment, en l’occurrence, à partir du 6 juillet 1942, date des premières convocations pour le « travail en Allemagne », dont ils pressentent qu’on ne revient pas.
Parmi les quelque 1300 juifs venus des Pays-Bas dont le passage en Suisse a été recensé par Ruth Fivaz-Silbermann, beaucoup sont de jeunes hommes. Soldats ou officiers, ils souhaitent pour la plupart gagner ensuite l’Angleterre pour se mettre au service du gouvernement en exil. Notables ou commerçants, les autres partent en couple ou en petits groupes au sein desquels les enfants sont rares. Tous passent d’abord par la Belgique, le temps de trouver une filière et les faux papiers nécessaires au franchissement de la frontière française et à la traversée de la zone occupée. Ils choisissent alors soit de franchir la ligne de démarcation pour se cacher en « zone libre », soit ils tentent leur chance directement à travers le Jura.
Empruntant grosso modo le même chemin et les mêmes réseaux, les juifs de Belgique seront quatre fois plus nombreux à rejoindre la Suisse. Partis plus tôt, dès mai 1940 pour 45 % d’entre eux, ils quittent un pays où l’emprise des nazis sur la population juive est moins forte qu’aux Pays-Bas. La résistance étant mieux organisée, les rafles y sont en effet moins efficaces, même si 43 % des 71 000 juifs que compte la Belgique finiront par être déportés avant d’être assassinés à Auschwitz, à Maïdanek ou à Sobibor.
Seul un quart de ces fugitifs vise toutefois directement la Suisse, les autres pensant trouver le salut en France non occupée, espoir qui s’évanouira dès le mois d’août 1942 avec le déclenchement des rafles ordonnées par le gouvernement de Vichy, puis avec l’occupation de la « zone libre ».
Dès lors, c’est à la frontière savoyarde, à Genève, sur les rives du Léman et aux portes du Valais que la pression se fait la plus forte, avec plus de 10 000 passages enregistrés jusqu’à la libération de l’essentiel du territoire français voisin de la Suisse, à l’été 1944.
De l’autre côté des barbelés, les autorités fédérales, soucieuses de ne pas froisser leur « grand voisin du Nord », affichent une politique de fermeté. Celle-ci se traduit dès 1938 par un accord avec l’Allemagne sur la signalisation des passeports juifs (l’apposition par les autorités helvétiques du fameux tampon « J » sur les pièces d’identité des juifs allemands) auquel succède, en octobre 1939, un décret stipulant qu’à l’exception des déserteurs et des réfugiés politiques, les étrangers arrivés illégalement en Suisse devaient être systématiquement refoulés dans leur pays d’origine.
Des trous dans la barque
La crise provoquée par l’afflux massif de réfugiés aux frontières durant l’été 1942 va cependant profondément secouer cet édifice répressif donnant une coloration plus pragmatique – dont la cohérence n’est pas toujours facile à saisir – à la politique d’asile menée par la Suisse. « Jusqu’à cette date, il y a certes des arrivées, dont certaines aboutissent à un refoulement, explique Ruth Fivaz-Silbermann, mais on ne saurait parler d’un phénomène massif. Par ailleurs, la gestion de l’accueil reste essentiellement le fait des cantons. »
Confronté à un afflux ressenti comme ingérable de candidats à l’asile, le gouvernement reprend les choses en main dans l’urgence. Le 4 août 1942, il arrête un décret (accompagné d’instructions diffusées le 13 du même mois) stipulant que tous les étrangers sans visa doivent être refoulés « même s’il peut en résulter pour eux des inconvénients sérieux tels que la mise en péril de la vie ou de l’intégrité corporelle ».
Officiellement, selon la sinistre métaphore utilisée quelques semaines plus tard par le conseiller fédéral Von Steiger, « la barque est pleine » et les frontières sont donc closes. « Pour les réfugiés juifs, c’est le pire moment, note Ruth Fivaz-Silbermann. La dissuasion, qui est le but visé par les autorités fédérales, fonctionne certes à plein, mais les dégâts collatéraux sont considérables puisqu’en quelques semaines des centaines de personnes vont être refoulées, certaines étant même ramenées à la frontière depuis l’intérieur du pays. »
Au sein de la population, cette politique de fermeté est loin de faire l’unanimité. En plusieurs endroits, l’expulsion de groupes de réfugiés déclenche de véritables petites émeutes, tandis qu’au nom de l’humanité et de la charité chrétienne, la presse et les associations œcuméniques dénoncent avec vigueur l’attitude des autorités.
Soucieux de ne pas troubler l’ordre public et prenant tardivement conscience du sort qui attend les juifs sous le régime de Vichy, le gouvernement entame dès lors et en sous-main des manœuvres pour faire machine arrière et introduire des brèches d’humanité à la frontière.
L’autre Rothmund
Comme le montrent les archives, ce revirement se concrétise dès le 31 août. Ce jour-là, lors d’une conversation informelle, le conseiller fédéral Von Steiger et Heinrich Rothmund, directeur de la Division de police de son département, ordonnent aux autorités genevoises de ne plus refouler les réfugiés juifs et de ne remettre personne directement entre les mains des Allemands. Cette décision, qui équivaut à une réouverture temporaire de la frontière, permet à 4000 juifs d’être accueillis en Suisse entre septembre et octobre 1942.
Par la suite, c’est également Rothmund qui aménage des mesures d’exception permettant l’entrée en Suisse des enfants ou des malades. Et c’est encore son Département qui négocie avec différentes œuvres d’entraide l’établissement de liste de non-refoulables.
« Rothmund est un personnage peu sympathique, commente Ruth Fivaz-Silbermann. Bourru et arrogant, il est effectivement un partisan acharné de la lutte contre la surpopulation étrangère. Mais il est peut-être le seul à ce niveau de décision à avoir écouté sa conscience. De nombreux documents montrent qu’il a cherché à adoucir la politique mise en place par le Conseil fédéral à chaque fois que c’était possible. Et toutes les failles qu’il a ouvertes, fussent-elles minimes, ont été utilisées par les réfugiés et ceux qui les aidaient. »
Sur le terrain, certains n’ont pas hésité à devancer les consignes d’assouplissement venues de Berne. En poste sur la frontière lémanique du canton de Vaud, le capitaine Galopin ferme ainsi les yeux sur le passage de près de 300 embarcations clandestines. D’autres, en revanche, ont eu la dent plus dure. Antisémite acharné, le major Rapp, qui sévit dans le Nord vaudois, à Neuchâtel et à la frontière valaisanne, prend la plume pour faire savoir à sa hiérarchie son mécontentement de ne pouvoir expulser qu’un juif sur quatre. À Genève, l’officier de police Odier et son équipe se distinguent par de nombreux excès de zèle qui vont du passage à tabac au refoulement de personnes possédant un décret d’internement officiel.
« La Suisse aurait sans aucun doute pu et dû se montrer plus généreuse, conclut Ruth Fivaz-Silbermann. Elle avait les moyens d’accueillir tous ceux qui, ayant échappé à des dangers mortels, se sont présentés à ses frontières. Mais ce qui est peut-être plus choquant encore, c’est le manque de cohérence et l’aspect arbitraire qui caractérisent l’application de la politique fédérale durant cette période. En adaptant sans cesse ses instructions et ses dispositifs de police aux flux des réfugiés tels qu’ils étaient perçus et anticipés, l’autorité civile a laissé planer un certain flou sur la manière dont les douanes et l’armée devaient traiter les arrivants. Dans les faits, cela a abouti à ce que la décision d’accueil ou de refoulement s’apparente à une sinistre loterie. »
Vincent Monnet
« La fuite en Suisse : migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale », par Ruth Fivaz-Silbermann,
thèse de doctorat UNIGE, 2017, no. L. 884