Campus n°133

Peut-on croire les historiens ?

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La Suisse n’est pas née le 1er août 1291. Vercingétorix ne fut pas « le premier des Français » et la conquête de l’Ouest américain ne fut en rien une mission civilisatrice. Faut-il dès lors brûler les manuels d’histoire ?

Longtemps au service des princes et des puissants, l’histoire est entrée à l’école pour cimenter la nation à grand renfort de mythes et de figures héroïques (Guillaume Tell, Vercingétorix, Jeanne d’Arc…) célébrées par de ronflants manuels. Désormais débarrassée de cette pesante tutelle, elle se veut une science des faits fondée sur une approche critique du rapport au passé. Mais cette volonté d’appréhender le monde dans toute sa complexité, si louable soit-elle, pose un certain nombre de difficultés lorsqu’il s’agit de la condenser dans une séquence pédagogique destinée à être présentée en classe.
« Le rapport à la vérité est une question qui se pose depuis toujours de façon centrale dans l’enseignement des sciences sociales, explique Charles Heimberg, spécialiste en didactique de l’histoire au sein de la Section des sciences de l’éducation. Même en s’appuyant sur une méthode solide – la recherche, puis les critiques interne et externe des sources – l’historien ne parvient pas à « UNE » vérité. Mais, comme le rappelait François Bédarida en 1994 dans une publication consacrée à la responsabilité sociale de l’historien, il lui revient de se maintenir constamment en quête de vérité, même s’il faut sans cesse l’interroger. Pour autant, il ne s’agit pas de considérer que tout se vaut. Il y a en effet un certain nombre de faits qui sont bien établis et sur lesquels il n’y a pas à débattre. Et l’enseignant est sans cesse tiraillé entre ces deux nécessités. »
Le cas du totalitarisme est à cet égard assez parlant. Les cours d’histoire respectant en principe un ordre chronologique, la première fois que les élèves rencontrent cette notion souvent convoquée dans toute lecture raisonnée du XXe siècle, c’est en référence à la Révolution russe de 1917. Viennent ensuite le fascisme italien et le nazisme, dans une séquence qui laisse croire à une certaine continuité entre ces trois phénomènes.
Dans les faits pourtant, les choses sont un petit peu plus compliquées. L’adjectif « totalitaire » apparaît en effet en Italie en 1923 sous la plume d’un opposant à Mussolini. Il est ensuite revendiqué de manière totalement opportuniste par le régime qui en fait un élément central de sa propagande, lui donnant au passage une connotation positive. Plusieurs écrivains pro-nazis feront de même dans les années 1930 pour soutenir une politique autoritaire.
Au lendemain de la guerre, le mot est à nouveau utilisé par la philosophe Hannah Arendt en vue d’établir une comparaison entre le régime de Staline et celui d’Hitler à la fin des années 1930. Il sera ensuite employé jusqu’à la fin de la chute du mur de Berlin pour caractériser la menace soviétique, même si le type de souffrances auxquelles sont confrontées les populations d’Europe de l’Est à partir des années 1960 n’ont plus grand-chose à voir avec les famines et les purges des années 1930-1940.
« Au sein de la communauté académique, le totalitarisme est un sujet qui fait depuis longtemps débat, commente Charles Heimberg. Plusieurs grands auteurs ont proposé des théories très différentes à ce propos sans que l’une ne parvienne à l’emporter sur l’autre. Et pourtant, sitôt que vous passez la porte d’une classe, le totalitarisme devient un fait. Il n’est plus en discussion, ce qui n’aide pas à rendre le XXe siècle compréhensible. »
De la même manière, les historiens français sont divisés depuis quelque temps sur l’interprétation de la Première Guerre mondiale. Une des polémiques les plus vivaces porte ainsi sur les raisons qui expliquent que tant d’hommes aient accepté de partir à la guerre sans se mutiner. Face à cette question, une position dominante a d’abord consisté à mettre en avant un consentement patriotique des appelés. En réaction cependant, d’autres chercheurs ont pointé une multiplicité de facteurs parmi lesquels des formes de pression plus ou moins subtiles comme le fait d’exposer le nom des soldats récalcitrants ou indisciplinés sur les murs de la mairie de leur village.
« Si on n’y prend pas garde, c’est typiquement le genre de problèmes sur lesquels la forme scolaire de l’histoire ne met pas l’accent, note Charles Heimberg. C’est regrettable dans la mesure où le meilleur moyen de donner aux élèves l’accès à une pluralité d’interprétations reste de leur permettre de se confronter à différentes hypothèses. »
La règle a toutefois ses limites. Face aux résurgences du négationnisme ou au relativisme ambiant, il n’est ainsi pas question de transiger. « Un enseignant peut aborder le génocide arménien ou la destruction des juifs d’Europe de manière très variable, poursuit le didacticien. Mais dans ce cas de figure, les faits sont clairs et la seule chose qui peut légitimement se discuter en classe, c’est de savoir comment éviter que ce type de phénomène ne soit banalisé, occulté, voire nié. »
La tendance à penser que toutes les opinions se valent, à laquelle les réseaux sociaux ont donné un puissant coup d’accélérateur au cours de ces dernières années, devrait, elle aussi, être battue en brèche aussi souvent que possible dans le cadre des leçons d’histoire. Pour ce faire, il s’agit notamment d’apprendre aux élèves à identifier l’origine des sources qu’ils utilisent ainsi qu’à distinguer les informations qui sont fiables de celles qui ne le sont pas.
« En caricaturant un peu, illustre Charles Heimberg, on pourrait dire qu’il est important d’amener les jeunes à ne pas mettre sur un même plan un règlement de buanderie et une Constitution. Savoir que le GHI, ce n’est pas Le Monde ou que je ne peux pas attendre d’un journal comme Le Figaro un point de vue progressiste sur les grèves de la SNCF ne va pas de soi. C’est une connaissance qui se construit. »
Enfin, l’école se doit de rompre avec la tentation – malgré tout encore souvent présente – de mettre la mémoire au service d’une légitimation du présent et de la glorification d’une nation qui aurait été toujours là depuis ses prétendues origines, comme on le fait le 1er août de chaque année.
En termes identitaires et mémoriels, il y a en effet mieux à faire selon le professeur. En témoigne par exemple le « Jardin des disparus » créé dans la commune de Meyrin en 2000. Ce mémorial est dû à l’initiative de communautés d’exilés ayant tous vécu des traumatismes liés à des disparitions forcées (Boat people, opposants aux dictatures latino-américaines, victimes de guerres civiles africaines…). Il se compose d’un banc de marbre blanc en forme de point d’interrogation entouré de six arbres (qui représentent les cinq continents et les droits humains) plantés dans un mélange de terres venues des quatre coins de la planète.
« Ce groupe de citoyens s’est aussi mobilisé pour que la Suisse ratifie la Convention des Nations unies contre les disparitions forcées, explique Charles Heimberg. Il a finalement obtenu gain de cause et ce texte est aujourd’hui entré en force. Mais ce qu’il faut aussi retenir de l’expérience, c’est que ce genre de projet repose sur une vision de l’identité qui intègre la pluralité de notre société actuelle. De façon très ouverte, il restitue de la reconnaissance pour des personnes qui vivent aujourd’hui sur ce territoire. C’est un acte de mémoire collective que tous les élèves du canton devraient avoir l’occasion de connaître. »

 

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Charles Heimberg
Professeur ordinaire au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation ainsi qu’à l’Institut universitaire de formation des enseignants (IUFE).
Spécialiste de la didactique de l’histoire et de la citoyenneté, il est corédacteur en chef adjoint de la revue « En Jeu. Histoire & Mémoires vivantes » depuis 2013 et rédacteur du carnet de recherche « À l’école de Clio. Histoire et didactique de l’histoire » depuis 2015.