Campus n°134

« MIME » esquisse les contours d’une Europe multilingue

R2.JPGRassemblant 23 équipes de recherche issues de 11 disciplines,  le projet « Mobility and Inclusion in Multilingual Europe » (MIME) a livré cet été les résultats de quatre ans de travaux sous la forme d’un Vademecum détaillant 72 questions de politique linguistique.

Une langue commune est-elle nécessaire à la viabilité d’une démocratie ? La mobilité encourage-t-elle l’usage de l’anglais au détriment des langues locales ? Les machines peuvent-elles remplacer les humains en matière de traduction ? Les individus parlant plusieurs langues sont-ils plus créatifs que la moyenne ? Telles sont quelques-unes des 72 questions sur lesquelles le Vademecum publié cet été par les chercheurs du projet MIME (Mobility and Inclusion in Multilingual Europe) permet de se faire une opinion. Pensée comme une boîte à outils, cette publication reflète le large éventail de disciplines couvertes par les quelque 25 équipes de recherche mobilisées depuis quatre ans sous l’égide du 7e Programme-cadre de recherche et développement de la Commission européenne.

« L’un des principaux apports du projet réside dans l’approche transversale qui le caractérise depuis le début, explique son coordinateur, François Grin, professeur d’économie à la Faculté de traduction et d’interprétation. Nous avons en effet été parmi les premiers en Europe à voir le multilinguisme comme un objet qu’il convient d’étudier simultanément sous de multiples angles et ce, tant au niveau des parcours individuels qu’au niveau des organisations (entreprises, universités…) ou des institutions étatiques. Tout le contenu du Vademecum est marqué par cette volonté de prendre en compte ces multiples volets et de dépasser ainsi une lecture sectorielle, purement juridique ou éducative, par exemple. »

Aide à la décision

Contrairement à la soixantaine de publications liées à la présentation scientifique des résultats du projet déjà sorties de presse ou en cours de validation, le Vademecum ne s’adresse pas spécifiquement à la communauté académique. Il est destiné en priorité aux personnes qui, de par leur activité professionnelle ou leur engagement politique, sont amenées à se pencher sur des questions de politique linguistique et à prendre position sur le sujet.

Le travail des chercheurs s’est organisé autour de trois grands thèmes qui s’imbriquent les uns dans les autres. Le premier concerne les liens entre les exigences de la mobilité telle qu’elle est souhaitée par l’Union européenne et la volonté de tirer parti de la diversité des langues et des pratiques culturelles qui caractérisent le Vieux Continent. Le second interroge les implications pratiques de ce défi en termes de communication, de droit ou d’enseignement. Le dernier étudie l’interaction entre politiques publiques et langues minoritaires, immigration ou
patrimoine linguistique.

Modèle suisse ?

« En Suisse, illustre François Grin, la diversité linguistique s’affiche jusque sur les emballages de lait. Cela crée un environnement qui permet de réaffirmer au quotidien que nous vivons dans un pays où l’on parle plusieurs langues. L’Union européenne n’a pas encore pleinement pris acte de sa diversité. On la voit cependant émerger au travers de petits détails comme les notices fournies avec les appareils électroménagers ou le mobilier sur lesquelles cohabitent aujourd’hui une vingtaine de langues. »

Au-delà de l’anecdote, il n’y a toutefois pas de solution miracle ni de best practice dont la Suisse « détiendrait le secret », selon la formule lancée autrefois par l’écrivain Denis de Rougemont: chaque situation de contact entre langues est unique et particulière.

« Quand une société doit faire des choix, on peut raisonner en matière d’environnement linguistique un peu comme en matière d’environnement naturel, poursuit le spécialiste. Dans un cas comme dans l’autre, en effet, chaque mesure qui est prise en vue d’améliorer la situation amène des avantages, mais comporte aussi des coûts. Il faut donc savoir jusqu’où on veut aller et sur quoi on souhaite agir, sachant que tant les coûts que les bénéfices peuvent être matériels ou symboliques. »

Pour ce faire, les leviers sont aussi nombreux que divers. Sur le plan symbolique, les résultats de la recherche peuvent servir à la prise de conscience des avantages sociétaux liés à la diversité des langues (ouverture d’esprit, créativité, capacité d’innovation). On peut aussi rendre cette diversité plus présente en officialisant plus ou moins de langues ou en rendant obligatoire la fourniture de traductions pour les usagers de certains services publics ou privés.
Une autre possibilité consiste à multiplier les formules d’enseignement bilingue qui permettent de développer les compétences linguistiques des individus pour un coût relativement faible. Dans le même registre d’idées, les chercheurs soulignent également les vertus de l’intercompréhension, à savoir la capacité à exploiter le fait que des locuteurs qui parlent une langue d’un même groupe (les langues latines, slaves ou germaniques, par exemple) peuvent se comprendre assez facilement.

« Avec l’aide de deux ou trois clés aisées à acquérir, complète François Grin, l’intercompréhension permet à des locuteurs qui s’expriment en français, en italien, en espagnol ou en portugais de développer très rapidement une mécanique de décodage leur donnant les moyens de comprendre des énoncés dans plusieurs langues d’un même groupe. Le rendement est assez fort, surtout pour les échanges écrits. »

Souci d’égalité

Autre choix qui pourrait être rentable, celui de l’espéranto, utilisé en tant que lingua franca, en complément à d’autres stratégies. Créée à la fin du XIXe siècle, cette langue présente un double avantage. Le premier, c’est qu’elle s’apprend beaucoup plus rapidement que n’importe quelle autre langue étrangère (entre trois et neuf fois plus vite, selon les estimations). Le second, c’est que, n’étant rattachée officiellement à aucun État, elle constituerait un choix bien plus avantageux que l’anglais en termes d’égalité.

« Donner une prééminence absolue à l’anglais, comme certains sont tentés de le faire aujourd’hui, entraîne d’emblée d’énormes inégalités, renchérit François Grin. Non seulement à cause du prestige et donc du pouvoir symbolique que cela confère à cette langue mais aussi parce que les enjeux économiques liés au marché de la traduction, de l’enseignement ou de la production de labels sont gigantesques. »

Dans tous les cas de figure, les chercheurs insistent sur la nécessité de calibrer toute politique linguistique en prenant en compte non pas uniquement la minorité d’individus directement concernée par le multilinguisme mais également l’immense masse de ceux pour qui cette donnée ne fait pas partie du quotidien.

« Même si le multilinguisme des sociétés et le plurilinguisme des individus sont des réalités très répandues, tout le monde n’y est pas confronté de la même façon, conclut François Grin. Beaucoup de gens vivent, la plupart du temps, avec une seule langue et il n’est pas question de leur en faire reproche. En revanche, il est utile de leur montrer que la diversité des langues n’est pas simplement une contrainte mais un potentiel qui peut être valorisé.

À l’échelle de l’Union, faire passer ce message auprès de ceux qui ne se sentent a priori pas concernés par le sujet serait un bon moyen de donner un peu de consistance à cette fameuse idée d’« identité européenne », en faisant prendre conscience aux habitants des 28États qui la composent qu’ils vivent désormais dans une collectivité qui les dépasse, mais dont ils sont tous légitimement partie prenante. »


Vincent Monnet