« Nous vivons dans un paradoxe »
Initiatives contre l’expérimentation animale, véganisme et antispécisme, vandalisme de boucheries et d’abattoirs, disparition massive de vertébrés et d’insectes : la question animale se pose avec une acuité inédite.
L’expérimentation animale est de nouveau pointée du doigt. Deux initiatives populaires (une fédérale et une cantonale) en cours visent en effet à interdire ou à entraver cette activité. Ces textes, qui ne sont de loin pas les premiers à se saisir de cette question dans l’histoire de la démocratie directe suisse, témoignent néanmoins d’une résurgence de la lutte contre les expériences sur les animaux et, de manière plus générale, pour la cause animale.
Témoin de cette sensibilité de plus en plus vive qui se diffuse dans la population, l’engouement pour le végétarisme et pour son spin-off plus contraignant qu’est le véganisme se développe avec régularité. Ces régimes alimentaires bénéficient d’une visibilité croissante dans la société de consommation, grâce notamment à des campagnes efficaces, à l’adoption de labels spécifiques et au ralliement de célébrités mondiales. Quelque 5% de la population suisse adulte affirment ne plus manger de viande aujourd’hui.
Véganes et végétariens sont désormais rejoints par les antispécistes, les tenants d’une philosophie un peu plus radicale encore qui est à l’origine de plusieurs manifestations ces dernières années dans les rues de certaines villes de Suisse romande.
En marge de ces mouvements, les coups d’éclat se multiplient avec notamment des opérations de caméra cachée dévoilant les conditions déplorables régnant dans certains élevages intensifs. Et, phénomène nouveau à Genève, des vitrines de boucheries et des abattoirs sont vandalisés par des activistes anonymes.
Pour sa part, l’Université de Genève est parfois la cible de critiques de la part d’opposants en raison de l’expérimentation animale qui est menée en son sein. Mais elle est aussi un lieu où l’on réfléchit aux différents aspects de la relation qu’entretient l’être humain avec ses nombreux colocataires de la planète bleue.
Actif depuis trente ans dans la recherche, Denis Duboule, professeur au Département de génétique et développement (Faculté des sciences), pilote un laboratoire dans lequel la génétique de la souris est utilisée à grande échelle. Il a siégé durant plusieurs années à la Commission cantonale de surveillance de l’expérimentation animale et à la Commission fédérale pour les expériences sur animaux. Entretien.
Campus : Comprenez-vous la position des défenseurs de la cause animale dont le discours se muscle petit à petit ?
Denis Duboule : Je comprends très bien les végétariens, les véganes, les protecteurs des animaux et maintenant les antispécistes qui essayent par différents moyens d’améliorer la condition animale tout en faisant en sorte que les habitants des villes comprennent ce qu’ils mangent. La conscience de l’animal que l’on avait autrefois, lorsqu’il s’agissait de tuer le lapin, la poule ou encore la vache du domaine, a progressivement disparu. Nous assistons à un utilitarisme forcené des animaux. Nous les avons transformés en marchandise. Et pour que cela passe bien auprès des consommateurs, nous avons accompagné ce processus d’une « désanimalisation » complète. Mis à part le poisson, et encore, nous ne voyons plus la bête en entier sur les étals mais sous forme de morceaux emballés sous plastique. Les seuls moments de l’année où l’on retrouve temporairement une identification animale dans les vitrines, ce sont ceux où l’on célèbre le passé et les traditions, à savoir les périodes de la chasse et de Noël.
Dans le cadre de vos activités de recherche, vous êtes amené à sacrifier un grand nombre de souris. Comment arrivez-vous à concilier cela avec la conscience de l’animal que vous évoquez ?
J’admets que nous nageons dans un paradoxe que nous sommes incapables de résoudre de manière satisfaisante. Si les scientifiques utilisent dans leur laboratoire des animaux, c’est parce qu’ils représentent des modèles indispensables à une meilleure compréhension du fonctionnement de l’être humain. Et s’ils représentent d’excellents modèles, c’est parce qu’ils nous ressemblent. Mais s’ils nous ressemblent tant, nous ne devrions en principe pas y toucher. Pourtant, nous les tuons quand même. Ce paradoxe très actuel s’est développé dans les années 1980.
Qu’est-ce qui a changé à cette époque ?
Avant, on pensait que les souris avaient des gènes de souris et les humains des gènes humains et que les deux étaient totalement différents. En ce temps-là, l’expérimentation animale consistait essentiellement à étudier la physiologie, comme les systèmes respiratoire ou circulatoire, ou à tester l’effet de différentes substances. Mais depuis les années 1980, avec l’essor spectaculaire de la génétique moderne, on a compris que des pans entiers de notre génome étaient identiques à ceux de la souris et des autres mammifères. On retrouve les mêmes gènes et dans le même ordre. Nous sommes au fond très semblables. Cela a ouvert un champ de recherche formidable et suscité des espoirs considérables pour la santé humaine. Mais cela a aussi renforcé le paradoxe.
Ce paradoxe n’a-t-il pas de solution ?
Il en existe mais aucune qui satisfasse tout le monde. L’Église catholique, par exemple, affirme que l’être humain, étant par essence différent du reste de la « Création », a le droit d’utiliser les animaux à sa guise. On peut aussi dire que l’homme est un animal omnivore et que, par conséquent, il est dans l’ordre naturel qu’il tue un animal pour se nourrir. Mais est-ce que cela comprend aussi l’expérimentation ?
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Au laboratoire, nous essayons de considérer les animaux non pas comme des cobayes mais comme des «partenaires» d’expérience. Évidemment, cela ne convainc pas ceux qui nous critiquent puisque nous euthanasions nos partenaires. Mais, au fond de moi, c’est comme ça que je vois les choses. Mon laboratoire est probablement un de ceux qui sacrifient le plus de souris en Suisse (sans aucune vivisection). Et pourtant, plus on avance, plus j’ai de la peine à le faire. Je demande à mes collègues de respecter les souris, même mortes, de ne pas laisser traîner de cadavres. Je précise que la mise à mort suit un protocole fixé par la loi. Nous euthanasions les rongeurs par endormissement, sans aucune souffrance.
Les pratiques de l’expérimentation animale ont-elles beaucoup changé en trente ans ?
Radicalement. Quand j’étais étudiant, on injectait des hormones et d’autres substances à des rats pour étudier leurs réactions. Aujourd’hui, je n’aurais même plus le droit de donner quelques-unes de mes souris à mes enfants pour qu’ils les montrent à leurs camarades de l’école primaire. C’est soumis à une autorisation qui est, en général, refusée au nom du bien-être du rongeur qui n’a pas à subir le regard de dizaines d’enfants des semaines durant dans un environnement différent du sien.
Pourtant, n’importe qui peut acheter un hamster au magasin…
Vous pouvez en effet acquérir sans problème à titre privé un couple de rongeurs et les regarder se reproduire chez vous. Si vous avez un jardin, vous avez d’ailleurs également le droit d’enfumer les taupes et les mulots qui le colonisent et même de les embrocher à l’aide d’une machine roulante munie de pointes. J’admets que les mulots des jardins et les souris de laboratoire représentent deux problèmes distincts et que ne pas traiter le premier ne signifie pas qu’il faut négliger le second. Mais de tous les secteurs de la société qui ont des relations avec des animaux, celui de la recherche est aujourd’hui le plus surveillé. Et de loin.
Est-ce que cette surveillance accrue exerce une influence sur la qualité de votre travail ?
La procédure d’autorisation est devenue si longue et laborieuse que nous en sommes arrivés à un point – peut-être souhaitable – où il faut être sûr à 100 % de ce que nous voulons faire et du fait que l’expérience n’échouera pas avant de demander des autorisations d’expérimentation animale. En réalité, dans la recherche, une telle exigence est impossible. Dans notre laboratoire, par exemple, nous travaillons sur des embryons de souris issus de croisements. Nous ne savons pas à l’avance combien d’entre eux présenteront le profil génétique exigé par notre protocole expérimental. En outre, s’il reste des souris vivantes à la fin, nous n’avons pas le droit de les utiliser pour l’expérience suivante. Il faut en effet déposer une nouvelle demande qui nous coûtera du temps et de l’argent.
Comment expliquez-vous que la recherche soit tellement plus surveillée que l’élevage ?
Le monde de la recherche n’est pas un monde de marché. Il est facile de lui imposer des règles sévères sans conséquences immédiates sur la vie de tous les jours. L’alimentation et l’élevage, c’est différent. On pourrait exiger que l’on construise des abattoirs de proximité pour éviter les transports d’animaux, que l’on fixe des normes plus strictes pour le traitement des bêtes, que l’on offre une meilleure alimentation, etc. Mais alors le prix de la viande doublerait. Il nous faudrait diminuer drastiquement notre consommation. Les franges les plus pauvres de la population ne pourraient peut-être plus s’en acheter, un peu comme dans les années 1920-30, où la viande était un produit de luxe. Certains défenseurs de la cause animale ont d’ailleurs une sorte de nostalgie alimentaire de cette époque.
L’expérience animale est-elle vraiment nécessaire à la science ?
Oui, sans aucune doute. La Communauté européenne et la Suisse se focalisent beaucoup sur le principe des 3R. Le premier, raffiner, est naturel. Plus nous raffinerons l’expérience, plus le résultat sera valide. C’est ce que nous cherchons. Idem pour le deuxième, réduire. Si l’on veut répondre à toutes les exigences sanitaires et éthiques, l’entretien total d’une cage coûte environ 40 francs par mois. Si vous en avez 100, cela représente vite une petite fortune par année. Il n’est pas facile de trouver de l’argent pour cela. Donc si l’on peut en gérer moins, on le fera. Le problème, c’est le troisième, remplacer. Certaines personnes pensent que l’on peut remplacer l’expérimentation sur les animaux par d’autres systèmes. C’est possible dans certains cas mais pas toujours. En réalité, nous défrichons déjà tant que nous pouvons le terrain à l’aide de systèmes alternatifs (cellules en culture, organoïdes, gastruloïdes…) et nous n’utilisons les animaux qu’en dernier recours. Tous les groupes de recherche le font. Mais si l’on veut tester, par exemple, la prédiction selon laquelle une souris ayant un certain profil génétique est plus résistante qu’une autre à l’attaque d’un virus, on ne pourra pas éviter de la vérifier in fine sur des animaux entiers et vivants.
Les méthodes alternatives sont-elles moins chères ?
Oui. Non seulement l’entretien des animaleries coûte cher, mais en plus il faut du temps pour travailler avec les souris. Elles mettent deux mois à devenir adulte et à pouvoir se reproduire et ne donnent naissance qu’à six ou sept petits par portée. On ne peut pas aller plus vite que cela. Des cultures de cellules, c’est plus rapide et moins cher. Cela dit, elles contiennent aussi des ingrédients d’origine animale.
Lesquels ?
Pour nourrir les cellules en culture, nous utilisons du sérum de fœtus de veau. On n’a pas trouvé mieux et on n’a pas encore réussi à en synthétiser tous les ingrédients.
Les antispécistes remettent en cause la notion d’espèce (du point de vue moral, en tout cas). Qu’en pensez-vous ?
La notion d’espèce remonte à un temps où l’on pensait que la vie pouvait se ranger en petites cases bien séparées. Le processus de spéciation se réalise lorsque les individus des deux groupes différents ne peuvent plus se reproduire. On sait qu’il n’est pas aussi figé qu’on le pensait puisqu’il existe et il a toujours existé quantité d’hybrides entre espèces proches (même l’Homo sapiens s’est mélangé avec l’homme de Néandertal). On a donc affaire à une sorte de continuum. Mais je ne pense pas que ces précisions d’ordre scientifique soient très pertinentes en matière de droit des animaux. Le problème se trouve plus dans le fait que certaines espèces vivent aux dépens d’autres. C’est dans l’ordre naturel, mais les humains sont, il est vrai, sortis de cet ordre naturel par leurs excès.
L’être humain doit-il manger de la viande pour survivre ?
On peut survivre sans manger de viande ni de poisson. Mais il faut prendre des compléments alimentaires pour éviter certaines carences dangereuses pour la santé. Ils existent sous forme de pilules qui proviennent de l’industrie pharmaco-chimique. On pourrait imaginer développer des plantes génétiquement modifiées pour qu’elles produisent ces éléments, dont le principal est la vitamine B12. L’ironie, c’est que les personnes qui refusent le régime carnivore sont souvent les mêmes qui s’opposent aux OGM. Tout ceci au nom d’un équilibre naturel utopique qu’il n’est malheureusement plus possible d’atteindre.
l’expérimentation animale dans le viseur de deux initiatives populaires
Deux initiatives populaires visant à interdire ou à contrôler davantage l’expérimentation animale sont en cours. La première initiative est fédérale et s’appelle Oui à l’interdiction de l’expérimentation animale et humaine – Oui aux approches de recherche qui favorisent la sécurité et le progrès. |