Campus n°135

L’éthique animale est vouée à l’imperfection

135 DO2bis.JPG

L’expérimentation animale est régulée selon une pesée d’intérêts entre les bénéfices que l’être humain peut en retirer et les souffrances infligées aux animaux de laboratoire.

« Si, dans une seconde vie, on me donnait le choix entre renaître sous la forme d’une souris de laboratoire et me réincarner en un animal d’élevage intensif, je n’hésiterais pas une seconde. Je choisirais la souris. » Pour Samia Hurst, professeure associée et directrice de l’Institut Éthique Histoire Humanités (Faculté de médecine), l’expérimentation animale, régulièrement et depuis longtemps prise comme cible par les défenseurs de la cause animale (lire l’encadré), est, de toutes les activités placées sous la loi de la protection des animaux, celle qui est la plus surveillée. « Si l’on considère l’ensemble des usages que l’on fait des animaux dans notre société, l’expérimentation animale n’est de loin pas celui qui leur inflige le fardeau le plus lourd, ajoute-­­­t-elle. Par ailleurs, il est justifié par une cause importante. »
Concrètement, les chercheurs genevois qui souhaitent s’engager dans cette voie doivent, pour toutes leurs expériences, obtenir l’aval préalable de la Commission cantonale pour les expériences sur les animaux. Supervisée par l’État, elle est composée d’un vétérinaire, de chercheurs et de défenseurs de la cause animale. Dans le cas particulier d’études menées à l’étranger auxquelles participent des chercheurs genevois, il faut, en plus de l’autorisation locale, celle de la Commission interfacultaire d’éthique de l’expérimentation animale de l’Université de Genève, mise en place en 2015. En tant qu’éthicienne, Samia Hurst siège dans les deux instances.
« Dans une commission comme dans l’autre, il est extrêmement rare que l’on refuse un projet en bloc, précise-t-elle. La plupart du temps, nous demandons des corrections. Il arrive en effet que le chercheur n’ait pas perçu tout de suite les enjeux de la problématique. Notre objectif est de faire en sorte que l’expérimentation animale reste dans les limites très strictes définies par la loi. »

Mieux avec moins

Chaque projet impliquant des expériences sur des animaux doit remplir un certain nombre de conditions. Les principales sont connues sous l’acronyme des trois R. Le premier, pour raffiner, signifie que l’expérience doit infliger le moins de souffrances et de stress possible aux animaux et ce, le moins longtemps possible. Le deuxième, pour réduire, implique de diminuer au maximum le nombre d’individus utilisés dans chaque manipulation. Le troisième enfin, pour remplacer, exige que, s’il existe une alternative valable à l’utilisation d’animaux, il faut la privilégier.
Dans les trois cas, il faut toutefois se méfier d’un zèle trop important qui rendrait impossible l’obtention d’un résultat scientifique significatif. La souffrance infligée aux animaux l’aurait alors été en vain.
Le surcoût éventuel qu’entraînerait le respect des 3R ne rentre pas en ligne de compte dans le calcul des commissaires. Il est en effet hors de question d’infliger plus de mal aux animaux pour des questions d’économie.
Les membres de la commission ont également le pouvoir de visiter à tout moment les animaleries, les laboratoires et même les expériences. Ils peuvent ainsi contrôler notamment les conditions d’élevage, de mise à mort et de gestion des corps.
« Notre travail consiste à faire en sorte que « le jeu en vaille la chandelle », que l’intérêt de l’expérimentation animale pour l’être humain soit suffisant pour justifier le prix à payer par les animaux, admet Samia Hurst. Dans l’écrasante majorité des cas, l’expérimentation animale a en effet pour but de mieux connaître le fonctionnement du corps humain ou d’une maladie ou encore de développer des traitements. La recherche animale à des fins vétérinaires existe aussi, mais elle est minoritaire. »

Double intérêt humain

Tout se résume donc à une pesée des intérêts. D’un côté, il y a l’intérêt de l’humain qui est en réalité double. Il y a celui des patients qui bénéficieront à l’avenir de traitements qui n’auraient jamais pu voir le jour sans les expériences animales d’aujourd’hui. Et il y a celui des participants humains de la recherche du futur. Le but premier de l’expérience animale consiste en effet à servir de filtre pour que l’on puisse soumettre des volontaires, enrôlés dans des essais cliniques, à des substances ou à des procédures qui ont déjà démontré dans une certaine mesure leur efficacité et leur innocuité.
De l’autre côté, l’intérêt des animaux se mesure en quantité de souffrance. Une tâche délicate. Le premier réflexe de l’observateur consiste en effet à s’imaginer à la place de la bête. C’est encore possible dans le cas de douleurs vives, comme celles qui ont pu résulter dans le passé de ce que l’on appelait la « vivisection ».
« Ces manœuvres sont aujourd’hui interdites, affirme toutefois Samia Hurst. L’anesthésie est requise pour toutes les manipulations invasives, la souffrance des animaux doit être suivie de très près et traitée si elle survient et, si l’on n’y parvient pas, l’animal est euthanasié. Ce sont des points sur lesquels on ne déroge pas. »
Dans la réalité, le concept de souffrance animale s’éloigne cependant souvent de celui des humains. Couper la moustache à un homme n’est certes pas bien grave. Faire de même à une souris revient à l’amputer d’un organe sensoriel essentiel. De la même manière, la détention individuelle peut représenter un fardeau particulièrement lourd pour les espèces sociales. C’est d’ailleurs pourquoi une telle mesure doit être limitée au strict nécessaire et abondamment justifiée.
« En théorie, il faudrait connaître tout le répertoire des comportements de tous les animaux afin de déterminer ce qui pourrait les rendre malheureux, admet Samia Hurst. En pratique, la grande majorité des expériences de l’Université de Genève est menée sur des souris ou des rats, parfois sur des poissons. Il arrive plus rarement que des chercheurs s’intéressent aux écosystèmes et montent tout à coup des expériences avec des espèces dont on n’a jamais entendu parler. Dans ces cas, on se documente. »
Cela dit, il n’est pas prouvé que la vie d’une souris de ­laboratoire soit plus malheureuse que celle de sa cousine des champs. On a tendance à imaginer que dans la nature, c’est toujours mieux. En réalité, le rongeur sauvage est une proie. C’est un rôle pour le moins stressant. Sa vie peut être très brève et se finir de manière douloureuse. Dans un laboratoire, le chercheur est lui aussi un prédateur, mais il est souvent bienveillant, il fait peu souffrir et il est surtout très surveillé. La souris, si tant est qu’elle n’est pas sacrifiée à la naissance, peut espérer vivre plus longtemps que ses cousines sauvages.
Sur un plan plus philosophique, savoir ce qu’est le bonheur, ou l’absence de malheur, chez un animal pourrait être fondamentalement impossible. Le philosophe américain Thomas Nagel s’était déjà posé la question dans son célèbre article Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris, paru en 1974 dans la revue The Philosophical Review. Sa conclusion est que l’expérience qualitative du monde environnant est simplement trop différente pour que l’on puisse le savoir.

Devoirs moraux

« Sur le plan pratique, identifier les intérêts en présence, les nôtres et ceux des animaux, n’est au fond pas si difficile scientifiquement, estime cependant Samia Hurst. Nous disposons d’outils qui permettent d’apporter une réponse objective à cette question, sans devoir nous glisser dans la tête d’une souris. Là où ça se complique, c’est sur le plan moral. En effet, dès que l’on connaît bien les intérêts des uns et des autres en termes de souffrances et de bénéfices, quelle importance donne-t-on à chacun de ces éléments ? Cette question n’a pas de réponse objective. Elle relève du domaine des valeurs et des normes. Et comme les valeurs et les normes ont été inventées par les humains, certains estiment que c’est simplement aux humains de décider. Les opposants rétorquent que cela ne veut pas encore dire que l’on doive faire moins que le mieux que l’on puisse faire. »
Dans un cas comme dans l’autre, l’éthique animale semble donc vouée à l’imperfection.

 

 

Petit Glossaire philosophique sur nos relations avec les animaux

La question des devoirs moraux envers les animaux a généré des réponses philosophiques très diverses. En voici quelques-unes.
Le courant anthropocentriste, inspiré notamment par Emmanuel Kant, estime que l’individu a des devoirs moraux uniquement envers les autres êtres humains, seuls détenteurs d’une dignité. On peut avoir des égards pour les autres espèces, mais ils ne sont justifiés que par des intérêts humains supérieurs. Ainsi, la cruauté envers les bêtes est à proscrire, car elle pourrait engendrer une certaine accoutumance à cette pratique qui faciliterait ensuite la cruauté envers les hommes.
La position opposée consiste à dire que nous avons les mêmes devoirs moraux envers tout le vivant, c’est-à-dire les animaux, les plantes, les micro-organismes et même les écosystèmes. Selon ce point de vue biocentriste, les humains n’ont pas une valeur morale plus grande que les autres espèces et leur intérêt ne jouit pas d’une place privilégiée.
Le pathocentrisme, lui, se base sur la capacité des organismes vivants à souffrir. Dès lors qu’on la possède, on devient automatiquement détenteur de l’intérêt fondamental de ne pas souffrir. La plupart des antispécistes (lire aussi en page 28) souscrivent à cette philosophie. L’un des précurseurs de ce courant de pensée, le philosophe britannique Jeremy Bentham (1748-1832), est d’ailleurs l’auteur d’une citation qui est devenue une sorte de cri de ralliement des antispécistes: « La question n’est pas: peuvent-ils raisonner ? ni: peuvent-ils parler ? mais: peuvent-ils souffrir ? »
Le pathocentrisme accepte toutefois l’idée qu’il existe des degrés différents de souffrance. Selon ce critère, il est ainsi admis que la capacité de l’être humain – ou d’un vertébré en général – en la matière dépasse largement celle de la coquille Saint-Jacques ou de l’huître, par exemple, entraînant de ce fait une différence dans les devoirs moraux à respecter envers les uns et les autres.

 

 
 
 

La curieuse dignité des créatures
135 DO2.JPG

La version allemande de la Constitution fédérale contient une notion qui a fait suer nombre de juristes et sourire bien plus encore d’observateurs. L’article 120 de ce texte fondamental, dédié au génie génétique dans le domaine non humain, évoque en effet le respect de la « dignité de la créature » (Würde der Kreatur) sans en donner la définition.
La commission francophone de la rédaction de la Constitution a refusé la traduction littérale de l’expression, jugeant qu’elle était trop proche d’un langage créationniste et possédait une connotation religieuse inacceptable en Suisse romande. Ils ont opté pour une version plus concrète en évoquant « le respect de l’intégrité des organismes vivants ». Au moins le terme de dignité n’y figure-t-il plus.
En allemand, en revanche, il est resté et le concept est suffisamment flou pour que la Confédération ait dû demander rapports sur rapports pour expliquer ce qu’il pouvait bien signifier non seulement pour les primates mais aussi pour les autres animaux, les plantes, etc.
Cet effort intellectuel a été récompensé en 2008 par le Prix IgNobel (une parodie des prix Nobel qui récompense des recherches « qui font rire les gens et ensuite réfléchir ») de la paix décerné à la commission chargée de ces réflexions et à tous les citoyens suisses pour avoir reconnu une dignité à tous les êtres vivants et, en particulier, aux plantes.
« Concrètement », l’article constitutionnel demande aux habitants de la Suisse de ne pas détruire ou blesser une plante, sauf s’ils ont une raison de le faire.
Le Tribunal fédéral a également dû s’emparer de cette notion de dignité pour statuer en 2008 sur une expérimentation sur des primates non humains émanant du canton de Zurich et devant donc être traitée en allemand.
Le résultat montre que les juges fédéraux n’ont pas su quoi en faire. Dans leur arrêt, ils acceptent en effet le point de vue selon lequel la dignité des animaux n’est pas la même que celle des humains bien qu’il existe des circonstances dans lesquelles les deux sont égales.
Le terme de dignité (en français) apparaît aussi dans la Loi fédérale sur la protection des animaux (LPA). Dans ce cas, elle ne concerne que les animaux et reçoit en préambule une définition précise comme étant
« la valeur propre de l’animal, qui doit être respectée par les personnes qui s’en occupent ; il y a atteinte à la dignité de l’animal lorsque la contrainte qui lui est imposée ne peut être justifiée par des intérêts prépondérants ; il y a contrainte notamment lorsque des douleurs, des maux ou des dommages sont causés à l’animal, lorsqu’il est mis dans un état d’anxiété ou avili, lorsqu’on lui fait subir des interventions modifiant profondément son phénotype ou ses capacités, ou encore lorsqu’il est instrumentalisé de manière excessive. »