Que recherche le transhumain? Le bonheur, pardi!
Le mouvement transhumaniste promet un avenir radieux. Il n’est pas certain, pourtant, que le bonheur soit au rendez-vous, estime Bernard Baertschi, de l’Institut Éthique, Histoire, Humanités.
Il est possible que l’être humain, aidé par les progrès technologiques, se dirige vers un stade de développement et d’accomplissement supérieur, comme le professent les tenants du mouvement transhumaniste. Rien n’indique, toutefois, qu’il y trouve plus de bonheur que dans sa condition actuelle. Telle est en tout cas la conclusion d’une réflexion que Bernard Baertschi, philosophe et membre de l’Institut Éthique, Histoire, Humanités (Faculté de médecine), a partagée dans le dernier numéro du Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, par ailleurs entièrement consacré au transhumanisme.
« L’être humain aspire à devenir meilleur, rappelle le philosophe. L’éducation et l’invention des outils l’y aident depuis très longtemps. Mais pour aller où ? » Le maître de recherche et d’enseignement aujourd’hui à la retraite rappelle que dans son ouvrage Malaise dans la culture paru en 1930, le médecin viennois Sigmund Freud, fondateur de la psychanalyse, s’est déjà interrogé en son temps sur l’impact des technologies (lunettes, télescope, téléphone…) qui prolongent et augmentent les capacités naturelles de l’être humain :
« L’homme est devenu pour ainsi dire une sorte de « dieu prothétique », dieu certes admirable s’il revêt tous ses organes auxiliaires, mais ceux-ci n’ont pas poussé avec lui et lui donnent souvent bien du mal. [...] L’avenir lointain nous apportera, dans ce domaine de la civilisation, des progrès nouveaux et considérables, vraisemblablement d’une importance impossible à prévoir ; ils accentueront toujours plus les traits divins de l’homme. [...] Nous ne voulons toutefois point oublier que, pour semblable qu’il soit à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux. »
Force est de constater que l’homme du XXIe siècle n’est pas beaucoup plus heureux que son ancêtre du XXe. Qu’à cela ne tienne ! Le transhumanisme, qui a repris le projet à son compte, promet, à son tour, performances, bonheur et longévité. L’un des principaux penseurs du transhumanisme, Nick Bostrom, professeur à la Faculté de philosophie de l’Université d’Oxford, écrit ainsi que « lorsque les modificateurs de l’humeur seront plus sécuritaires et sans effets secondaires et que les thérapies géniques existeront, l’ingénierie d’un « paradis » de l’esprit deviendra une possibilité réalisable ». Changer la nature humaine, que ce soit par la prise de médicaments psychotropes, la pose de prothèses ou la modification de l’ADN est d’ailleurs une perspective qui ne pose pas de problème moral particulier aux tenants du transhumanisme.
« Le transhumanisme se situe dans une longue tradition pour laquelle ce qui fait la valeur de l’être humain ne réside pas dans le fait qu’il est humain mais qu’il est une personne, c’est-à-dire un être doué de raison, écrit Bernard Baertschi, qui termine actuellement un ouvrage titré De l’humain augmenté au posthumain. Une approche bioéthique à paraître cette année aux éditions Vrin. Nous pouvons donc espérer un avenir plus radieux que le présent. Il reste que la vie que nous menons dans nos sociétés contemporaines, où tout va plus vite et plus fort, ne paraît pas nous mener dans cette direction. »
En effet, la vie dans les grandes villes anonymes, l’insécurité causée par la globalisation et les changements d’emplois, le stress au quotidien, les tensions politiques, l’angoisse liée aux changements climatiques pourraient très bien être incompatibles avec une vie épanouie. « Plutôt que de nous médicaliser dans le but de nous adapter à notre environnement toxique, nous devons le changer », propose d’ailleurs Neil Levy professeur de philosophie à l’Université d’Oxford. Faute de quoi, le risque existe que l’aspiration au meilleur se retourne contre elle-même et mette l’humain dans une situation pire, non du point de vue technique, mais sur le plan de l’épanouissement et de son accomplissement.
Bernard Baertschi estime par conséquent que si le transhumanisme veut réparer les erreurs humaines qui ont façonné le monde actuel, il devra aussi viser à l’amélioration morale de l’être humain. Une proposition dont il admet qu’elle peut signifier un espoir pour certains mais aussi un cauchemar pour d’autres.
Améliorer la morale n’est pas une quête nouvelle. L’éducation et les politiques sociales y contribuent depuis longtemps. Dans le pur esprit transhumaniste, on peut imaginer des dispositifs électriques et magnétiques ainsi que des substances, comme l’ocytocine ou la dopamine, agissant sur le cerveau et capables d’influencer l’état affectif dans un sens jugé souhaitable. Il pourrait également se révéler bénéfique de diminuer artificiellement le taux de testostérone élevé dans le sang chez certains individus. Une haute concentration de cette hormone est en effet associée à des personnes moins généreuses et qui ont tendance à punir plus sévèrement les actes qu’elles désapprouvent. Il vaudrait sans doute aussi la peine d’agir contre l’agressivité excessive et le racisme en modulant directement les émotions qui y sont liées à travers d’autres interventions dans le cerveau.
Le problème, admet Bernard Baertschi, c’est qu’il n’existe pas, à l’heure actuelle, une idée claire et consensuelle de ce que signifie exactement « moralement meilleur ». Par ailleurs, si l’on voulait intervenir dans le cerveau de quelqu’un, il faudrait dans l’idéal obtenir son consentement libre et éclairé. Et tant qu’un raciste ne voit rien de répréhensible dans sa haine de l’autre, il est peu probable qu’il accepte d’avaler la pilule « antiraciste ».
Et le philosophe genevois de conclure : « Il existe des désaccords sur le contenu de la morale, de même qu’il en existe sur le contenu du bonheur ou de l’épanouissement – d’ailleurs les deux vont ensemble. Bref, le constat de Freud reste valable et les prédictions de Bostrom ne sauraient suffire si on voulait faire mentir le médecin viennois. »