Campus n°139

Quatre générations de spectrographes écrivent la légende des exoplanètes

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Sans leur instrument de mesure, les astrophysiciens ne seraient rien. Retour sur la lignée de spectrographes qui a contribué durant 40 ans à écrire la « success story » genevoise.

Coravel, Élodie, Coralie, Harps, Harps-Nord, Espresso… L’histoire de la découverte par les astronomes genevois de 51 Peg b en 1995 et des centaines d’exoplanètes qui ont enrichi depuis leur tableau de chasse est indissociable de cette lignée d’instruments de mesure qui a été perfectionnée au fil des générations. Ce sont en effet ces spectrographes qui, en décomposant la lumière des étoiles et en mesurant le décalage de leur spectre vers le bleu et le rouge selon un va-et-vient régulier, révèlent la présence d’un compagnon invisible en orbite. En d’autres termes, le mérite de la découverte de 51 Peg b revient non seulement aux découvreurs proprement dits, les astrophysiciens Michel Mayor et Didier Queloz, récents lauréats du prix Nobel de physique, mais aussi aux techniciens, ingénieurs, informaticiens et opticiens qui participent depuis quarante ans à la concrétisation de cette success story genevoise. Récit.
En 1970, Michel Mayor, qui est alors doctorant du Département d’astronomie (Faculté des sciences), se rend à un colloque à Cambridge au Royaume-Uni dans l’idée de trouver un moyen de mesurer la vitesse des étoiles proches du Soleil. Loin de penser aux exoplanètes, son but est de vérifier certains aspects de la théorie décrivant la dynamique des galaxies. Seulement, les données et les moyens techniques disponibles à cette époque ne sont pas assez précis pour cela.
Au cours de la visite d’une coupole, il tombe sur Roger Griffin. L’astronome britannique y présente un spectrographe de sa fabrication. Il s’agit d’un assemblage hétéroclite d’électronique rudimentaire, de roues dentées et autres lampes. Le système de refroidissement est composé d’un vieux frigo, d’un ventilateur et d’un bac de silicagel pour éviter la formation d’humidité et de givre risquant d’aveugler l’appareil. Quant à l’isolation thermique du miroir, elle est assurée par une veste en duvet accrochée par de la ficelle.
Malgré son apparente rusticité, l’instrument du génial bricoleur fonctionne à merveille. Grâce à un système de décomposition de la lumière en toutes les couleurs, un dispositif optique et mécanique de haute précision et un masque ingénieusement troué, cet appareil est capable de mesurer la vitesse radiale d’une étoile, c’est-à-dire son éloignement ou son rapprochement par rapport à la Terre. Son efficacité est même 1000 fois plus élevée que celle des appareils existants. Le résultat de chaque mesure est obtenu en quelques minutes, au lieu d’une nuit entière. Et ce, grâce à des innovations techniques et à la précision de certains composants.

CORAVEL

De retour à Genève, fasciné par l’appareil qu’il a contemplé, Michel Mayor parvient à convaincre le directeur de l’Observatoire de l’époque, Marcel Golay, de le laisser développer un spectrographe sur le même modèle. Manquant de compétences en optique, il réussit à associer André Baranne, de l’Observatoire de Marseille, à son entreprise. Ce dernier, que d’aucuns décrivent comme un magicien des lentilles, imagine immédiatement une ruse optique afin d’améliorer les performances du futur appareil.
C’est Jean-Luc Poncet qui se charge de la partie informatique, car il n’est pas question de traiter les mesures brutes avec une règle et à la main comme le fait encore Roger Griffin. L’informatique de l’époque étant ce qu’elle est,
le jeune doctorant en physique doit développer un logiciel qui s’accommode d’une mémoire de 8 kilo-octets (n’importe quel smartphone en a aujourd’hui des millions de fois plus). Devant l’impossibilité de la tâche, les chercheurs sont finalement obligés d’acheter d’occasion une extension de mémoire de 8 Ko supplémentaires pour 20 000 francs.
Enfin monté, le spectrographe, baptisé Coravel (Correlation Velocity), est monté sur le télescope de 1 mètre de l’Observatoire de Haute Provence (OHP). Il réalise sa première lumière en 1977. L’appareil permet de mesurer une vitesse radiale d’une étoile avec une précision de 250 mètres par seconde. C’est excellent pour l’époque mais probablement insuffisant pour détecter une planète comme Jupiter. La perturbation causée par la géante gazeuse sur le Soleil n’est en effet que de 13 m/s. De toute façon, les exoplanètes ne font pas encore partie des objectifs de l’équipe genevoise.
Motivés par leur machine ultraperformante, les astrophysiciens lancent un programme scientifique consistant à traquer les étoiles doubles. Cette tâche est en grande partie réalisée par Antoine Duquennoy. La contribution de cet astronome français débarqué à Genève en tant que coopérant dans le cadre de son service militaire et mort prématurément six mois avant la découverte du compagnon de 51 Pegasi, est essentielle. Durant plus de dix ans, lui et ses collègues cherchent des compagnons stellaires de plus en plus petits, affûtant leurs instruments et acquérant de l’expérience. « C’est grâce à ce travail que nous sommes devenus quelques années plus tard des chasseurs d’exoplanètes », n’hésite pas à souligner Michel Mayor.
L’un des plus grands faits d’armes de Coravel est d’avoir confirmé la découverte, par une équipe américaine, d’un compagnon autour de l’étoile HD 114762. L’article, qui paraît en 1988 dans la revue Nature et auquel sont associés les chercheurs genevois, parle toutefois d’une naine brune (une étoile trop petite pour déclencher les réactions thermo­nucléaires qui la feraient briller) et non d’une planète (lire l’article ).
Quoi qu’il en soit, un compagnon aussi petit, même de nature stellaire, cela reste une première. L’événement offre aux astrophysiciens genevois un certain crédit dans la communauté des chasseurs d’exoplanètes, communauté qu’ils intègrent alors officiellement.


ÉLODIE et CORALIE

En 1990, pour répondre à une demande de l’OHP, Michel Mayor et André Baranne se lancent dans la construction du successeur de Coravel. Des deux successeurs, en fait, puisqu’il est prévu d’en construire un pour l’hémisphère Nord (Élodie) et un autre pour l’hémisphère Sud (Coralie).
Les chercheurs décident cette fois-ci d’intégrer tout ce que les technologies modernes mettent à leur disposition : fibres optiques, caméras digitales, etc. La recherche d’une plus grande stabilité de l’appareil et d’une plus grande précision va de pair avec des difficultés techniques considérables qui poussent les collaborateurs au maximum de leurs compétences. Le design optique est signé une fois de plus André Baranne. La réalisation proprement dite est laissée au soin des techniciens. En tout, le groupe compte une dizaine de personnes.
Pour résoudre les problèmes de stabilité qui deviennent critiques, l’appareil est équipé de deux fibres optiques. La première apporte au spectrographe proprement dit la lumière de l’étoile visée. La seconde est censée fournir la brillance du ciel et ainsi la soustraire aux mesures. Le concept est bon mais, en pratique, il s’avère compliqué à gérer et représente une source potentielle d’erreurs. Alain Vin, ingénieur à l’OHP décédé en 2018, propose alors une amélioration technique subtile qui fait tilt dans les cerveaux de l’équipe. Elle débouche rapidement sur l’idée décisive de coupler la seconde fibre à une lampe de calibrage au thorium-argon. Cette astuce permet à tout moment de soustraire à la mesure tous les mouvements infimes liés à l’instabilité intrinsèque de l’instrument et révélés en temps réel par la lampe de calibrage.
« Cette technique, qui s’avère payante, est à la base de tous les spectro­graphes qui suivront, commente Francesco Pepe, professeur au Département d’astronomie (Faculté des sciences). Elle est la marque de fabrique des instruments genevois. »
La partie informatique représente une fois de plus un défi de taille. Il est cette fois-ci relevé par Didier Queloz qui, durant trois ans, met au point un logiciel permettant de traiter les données d’Élodie. Ce programme permettra d’ailleurs d’augmenter d’un facteur trois l’efficacité de l’appareil.
Élodie est monté en 1993 sur le télescope de 1,93 mètre de l’OHP (Coralie est installé quelques années plus tard sur le télescope suisse Euler au Chili) mais il n’entre en fonction qu’en 1994, après la correction des inévitables erreurs de jeunesse. Sa précision atteint les 15 m/s. À peine quelques mois plus tard (en novembre 1994), il permet de décrocher la première exoplanète. Une prouesse qui vaut le prix Nobel 2019 à son concepteur, Michel Mayor, et à son opérateur, Didier Queloz.
« Les spectrographes des concurrents, américains surtout, n’étaient pas moins précis, note Francesco Pepe. Ils n’utilisaient pas de fibre optique, estimant qu’elle faisait perdre trop de lumière. Et ils avaient choisi une autre méthode de calibration, en théorie plus performante mais en pratique beaucoup plus lourde d’utilisation. Alors qu’ils avaient besoin de plusieurs heures pour « réduire » leurs données, nous obtenions des valeurs pour les vitesses radiales en quelques secondes seulement. Tout bien considéré, le spectrographe genevois a toujours été plus efficace que le leur. Cela dit, la raison principale qui a permis à Michel Mayor et à Didier Queloz d’être les premiers, c’est d’avoir pris en considération aussi bien des périodes orbitales courtes (celle de 51 Peg b est de 4,2 jours) que longues tandis que leurs rivaux se concentraient uniquement sur les révolutions étalées sur plusieurs années. »

HARPS et ESPRESSO Après cette première exoplanète, les découvertes n’ont plus cessé. En particulier, celles réalisées par Élodie et Coralie qui se comptent aujourd’hui en dizaines. En 1998, l’Observatoire européen austral (ESO) lance un appel à proposition pour un nouveau spectrographe qui doit équiper le télescope de 3,60 mètres à La Silla au Chili. Les seuls à relever le défi sont Michel Mayor et son équipe. C’est ainsi que commence l’aventure de la troisième génération de spectro­graphes genevois. Francesco Pepe est réquisitionné pour mener cette aventure à bien.
Ce sera Harps (High Accuracy Radial Velocity Planet Searcher), mis en fonction en 2003, suivi neuf ans plus tard par Harps-Nord, installé sur le Telescopio Nazionale Galileo italien de 3,58 mètres aux Canaries. Cet appareil de luxe fonctionne toujours sur le même principe que Coravel et utilise les améliorations apportées sur Élodie (fibre optique, caméra digitale, extrême stabilité thermo-mécanique) tout en bénéficiant des progrès technologiques réalisés entre-temps. Résultat, la précision tombe sous les 1 m/s et atteint même les 70 cm/s. On commence à détecter des exoplanètes plus petites que Neptune puis des super-Terres évoluant dans la zone habitable d’étoiles de faible masse.
La moisson dépasse aujourd’hui les 150 objets, ce qui fait de Harps le chasseur d’exoplanètes le plus prolifique à ce jour, après le satellite Kepler qui peut se targuer d’avoir identifié des milliers de candidates au statut de planète grâce à la technique dite du transit (lire l'article).
Toujours menée par Francesco Pepe, l’équipe genevoise, en collaboration avec des instituts portugais, espagnols et italiens, fabrique ensuite le dernier spectromètre en date : Espresso (Echelle Spectrograph for Rocky Exoplanet and Stable Spectroscopic Observations). Installé sur le VLT (Very Large Telescope) de l’ESO dans le désert d’Atacama au Chili en 2016, ce monstre de plusieurs tonnes est surtout conçu pour étudier et caractériser des planètes rocheuses (de faible masse) se situant dans la zone habitable de leur étoile. Avec sa capacité à mesurer des vitesses aussi faibles qu’une dizaine de centimètres par seconde, il est probablement le seul instrument capable de confirmer et d’étudier plus en détail les plus petites planètes telluriques découvertes par la méthode du transit. Espresso s’approche toutefois de la limite physique au-delà de laquelle il devient presque impossible de distinguer les contributions d’un éventuel compagnon en orbite de celles des mouvements de l’étoile elle-même.

« Les Nouveaux Mondes du cosmos », par Michel Mayor et Pierre-Yves Frei,
Seuil 2001.

 

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