Campus n°139

De la solitude de l’humanité dans un univers plus peuplé que jamais

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Après Copernic et Newton, la découverte de la première planète située en dehors du système solaire a fait de l’homme une poussière dans l’immensité de l’univers. Retour sur cet ultime décentrement qui pourrait aider l’humanité à entrer dans l’âge adulte.

Toutes les civilisations ont un jour levé les yeux vers le ciel pour y chercher « quelque chose » ou « quelqu’un d’autre ». D’abord des dieux, puis un seul. Ensuite d’autres planètes, d’autres étoiles et, enfin, d’autres Terre. Au fil de cette quête – qui a pris un tour nouveau avec la découverte de 51 Pegasi b –, l’espèce humaine a chuté du piédestal qu’elle s’était elle-même construit comme on dégringole d’une échelle. Alors que l’homme se voyait en maître tout-puissant d’une planète créée pour répondre à ses besoins et placée au centre de l’Univers, Copernic a scié le premier barreau avant que Galilée n’achève de le rompre. Puis sont venus Kepler, Newton, Darwin, Einstein et consorts, réduisant notre condition à celle d’un animal soumis comme tous les autres aux seules lois de la physique et de la biologie et perdus dans l’immensité de l’espace. L’arrivée de Michel Mayor et Didier Queloz nous projette dans un univers où les mondes n’ont jamais été aussi nombreux tout en condamnant l’humain à rester seul sur le sien. Un paradoxe qui, selon Christian Wüthrich, professeur associé de philosophie des sciences à la Faculté des lettres, est peut-être notre meilleure chance d’assurer la survie de l’espèce. Entretien.


Campus : Comment le philosophe que vous êtes a-t-il reçu la nouvelle de l’attribution du prix Nobel de physique 2019 à Michel Mayor et Didier Queloz ?


Christian Wüthrich : Je ne suis pas le premier ni le seul à le dire mais la découverte de la première planète située en dehors du système solaire restera une date marquante dans l’histoire des sciences. C’est un événement comparable à la découverte des lunes de Jupiter par Galilée en 1610. À cette différence près qu’il ne s’agit plus de contester le statut unique de la Terre en tant que planète, mais d’admettre qu’il existe potentiellement une infinité de corps célestes disposant de caractéristiques comparables.


Quelles sont les implications philosophiques de ce changement d’échelle ?

Dès lors que l’on admet que l’Univers est infini, ou seulement très vaste, et qu’il est peuplé d’un nombre gigantesque d’étoiles autour desquelles tourne un nombre encore plus élevé de planètes, il n’y a plus aucune raison, d’un point de vue scientifique, de douter du fait que les conditions qui ont permis l’émergence puis le développement de la vie sur Terre soient remplies ailleurs. Un fait qui a deux conséquences majeures.


Lesquelles ?

La première, c’est qu’hormis pour des motifs d’ordre religieux, nous n’avons plus aucune raison de croire que l’espèce humaine a un rôle spécial sur le plan cosmologique et une destinée universelle. Il nous faut donc trouver du sens à l’existence ici et maintenant, sur la planète qui est la nôtre en faisant fi des grands récits fondateurs qui nous dispensaient jusque-là de nous poser trop de questions sur notre devenir.


Et la seconde ?

Si on sait aujourd’hui qu’il existe très certainement d’autres mondes dans l’Univers, on sait aussi que les chances de pouvoir un jour entrer en contact avec une forme de vie sophistiquée sont quasiment inexistantes. Autrement dit : si l’Univers n’a jamais été aussi peuplé, nous n’avons jamais été aussi seuls.


Que construire sur la base de ce constat, somme toute, assez déprimant ?

C’est peut-être pour l’humanité l’occasion de rentrer enfin dans l’âge adulte. À l’image de ce que font les enfants, l’espèce humaine s’est longtemps comportée de façon très égocentrique. En grandissant, elle s’est peu à peu rendu compte qu’elle ne constituait pas le centre du monde et qu’elle ne pouvait pas agir impunément sans tenir compte de l’environnement qui l’entourait. Aujourd’hui, il est temps de maîtriser nos pulsions et de prendre nos responsabilités, ce qui, en théorie, est le propre de l’âge adulte. Sans quoi, nous finirons par détruire notre planète, ce qui est malheureusement une possibilité très réelle, avec comme seule consolation le fait de savoir qu’il ne s’agit que d’une infime partie de tous les mondes qui existent.


À ce propos, il semble que les exoplanètes ne constituent pas les seuls autres mondes envisageables du point de vue de la physique...

Une interprétation de la mécanique quantique postule en effet l’existence de multiples mondes – des Univers en réalité – qui seraient en quelque sorte parallèles au nôtre mais avec lesquels il serait, là encore, impossible d’entrer en contact. Une autre théorie repose sur l’idée que le mécanisme ayant donné naissance à notre Univers a continué à fonctionner produisant une multitude d’Univers à l’intérieur desquels les lois fondamentales de la physique répondraient à d’autres règles que celles que l’on connaît. Même si elle est très difficile – voire impossible – à vérifier de manière expérimentale, cette théorie des « multivers » est, à ce jour, la façon qui semble la plus populaire d’expliquer ce que nous observons.


En mai 2020, vous avez prévu de consacrer un colloque à une ultime forme d’autres mondes, celle des « mondes possibles ». Que recouvre ce concept ?

Il s’agit d’un outil d’analyse sémantique développé par Leibniz et repris durant le XXe siècle par des philosophes comme Saul Kripke et surtout David Lewis. Il fait référence à des mondes qui, normalement, ne sont pas considérés comme ayant une existence physique ou matérielle mais qui permettent d’interroger des notions telles que la possibilité, la nécessité ou encore la contingence.