La logique du partage expliquée par le jeu
LA mixité est-elle favorable au partage ? C’est ce que suggèrent les résultats obtenus par les chercheurs du laboratoire du développement sensori-moteur, affectif et social dans le cadre d’une expérience basée sur le « jeu du Gruyère ».
Dans son best-seller planétaire, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, l’historien israélien Yuval Noah Harari défend avec un brio certain l’idée selon laquelle la domination d’Homo sapiens sur la planète repose essentiellement sur le fait qu’il est le seul animal capable de coopérer efficacement avec un grand nombre de ses semblables. Une particularité qui lui a permis de s’adapter plus vite que ses concurrents et de faire évoluer rapidement tant les structures sociales que les relations interpersonnelles ou les activités économiques.
La démonstration est certes convaincante mais elle ne dit pas grand-chose de l’origine de cette prédisposition unique (supposée faire partie de notre ADN) ni de son fonctionnement. Deux questions qui intéressent au plus haut point les chercheurs du Laboratoire du développement sensori-moteur, affectif et social (SMAS) de la Faculté de psychologie et de l’éducation.
Dirigée par le professeur Édouard Gentaz, cette structure mène en effet depuis deux ans une étude visant à déterminer les liens entre coopération et sens du partage chez le jeune enfant. Avec des résultats qui ne sont pas forcément ceux que les scientifiques attendaient.
« Ce projet s’inscrit dans la continuité des travaux menés par le psychologue cognitiviste Michael Tomasello, actuellement professeur à la Duke University, et son collègue Felix Warneken, chercheur à Harvard, contextualise Édouard Gentaz. En 2011, cette équipe a publié dans la revue « Nature » un article retentissant qui démontrait que, contrairement aux grands primates, l’espèce humaine avait tendance à partager plus facilement lorsqu’il y a eu une coopération préalable et que ce comportement intervient très tôt dans le développement de l’individu. En modifiant quelque peu le dispositif expérimental, nous avons repris ce paradigme afin de déterminer si l’importance de la récompense avait une influence sur la qualité du partage. »
Souhaitant disposer d’une population dont le sens moral ne soit pas encore trop fortement influencé par l’environnement culturel, affectif et éducatif, les chercheurs du SMAS ont choisi d’étudier deux groupes d’enfants âgés respectivement de 3 ou 4 ans et de 4 ou 5 ans. À l’intérieur de ceux-ci, 18 binômes ont ensuite été constitués, en veillant à obtenir des paires mixtes et des paires du même sexe.
Le dispositif utilisé par Michael Tomasello et ses collègues étant trop imposant pour être transporté facilement en crèche ou dans une classe, il a fallu imaginer un support reposant sur la même logique mais plus maniable. Connu sous le nom de « jeu du Gruyère », ce dernier se présente sous la forme d’un plan incliné peint en jaune parsemé de trous et d’obstacles. À l’aide d’une cordelette, qui peut être manipulée à deux, il s’agit pour les joueurs de faire grimper un palet de bois jusqu’au sommet dudit fromage sans le faire tomber dans les trous. À l’issue de l’exercice, une récompense variable – sous forme de bonbons – est distribuée aux participants de la partie.
« Notre hypothèse de départ, explique Fleur Lejeune, chargée de cours à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, reposait sur l’idée somme toute assez logique que lorsque la récompense devient trop inégalitaire, le partage a tendance à diminuer. De façon assez étonnante, nos résultats montrent que ce n’est pas le cas, le taux de partage restant remarquablement stable même lorsque le ratio de bonbons varie de un à sept. »
L’autre grande surprise révélée par l’expérience est liée au genre. Alors que rien ne laissait présager un tel résultat dans la littérature, l’équipe conduite par Édouard Gentaz a en effet constaté davantage de partages au sein des binômes mixtes que dans les duos unisexués. Les garçons montrant par ailleurs plus de générosité que les filles en la circonstance.
« Le fait d’obtenir ce résultat, que l’on n’attendait pas, nous pousse à aller plus loin, commente Édouard Gentaz. Est-ce que notre observation est un coup de hasard ou existe-t-il réellement un lien entre le genre ou plutôt la mixité et la propension au partage ? »
Pour répondre à la question, les chercheurs du SMAS ont récemment lancé une nouvelle étude. Un travail qui devrait permettre d’évaluer avec une plus grande précision le rôle des facteurs sociaux et individuels, comme le fait d’appartenir à une fratrie ou de vivre en collectivité, point qui a, jusqu’ici, été peu traité par la littérature spécialisée. Pour y parvenir, il est prévu de lancer de nouvelles campagnes en récoltant des données biographiques sur les enfants participants en début et en fin d’année scolaire. En filigrane, l’équipe d’Édouard Gentaz devrait également récolter de précieuses informations sur les capacités du projet pédagogique conduit par les enseignants à favoriser le sens de la coopération et de l’équité, ce qui, après tout, est un des buts attendus.
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