Internet, bientôt premier faiseur de couples
La toile est devenue un des espaces les plus utilisés par les Suisses pour trouver un partenaire. Une étude montre que les rencontres en ligne perpétuent des inégalités sociales observées dans le « monde réel », notamment chez les hommes pour lesquels les chances de former un couple augmentent avec le niveau d’éducation.
Au train où vont les choses, Internet sera bientôt le premier espace en Suisse où se forment les couples. Depuis 2002 déjà, les partenaires – toutes préférences sexuelles confondues – se rencontrent plus souvent sur la Toile que via la famille. Et depuis 2005, ils sont également plus nombreux à se trouver en ligne qu’au gré d’une pratique de loisir. Ce qui est encore plus remarquable, c’est que depuis 2013, la drague sur Internet obtient plus de succès que celle menée dans les bars et les restaurants et, depuis 2016, davantage que celle pratiquée à l’école et sur le lieu de travail. L’ascension est si irrésistible que, selon les derniers chiffres à disposition, la technique de rencontre numérique fait jeu égal avec les réseaux d’amis. En 2017, chacun de ces deux espaces représente un peu moins de 27% du marché sentimental suisse (voir infographie ci-dessous). Tel est l’état des lieux que dresse Gina Potarca, chercheuse à l’Institut de démographie et de socioéconomie (Faculté des sciences de la société) grâce aux données de l’Enquête sur les familles et les générations réalisée par l’Office fédéral de la statistique en 2018.
Moindre effort
« Internet transforme profondément les dynamiques de rencontre, estime Gina Potarca, qui travaille depuis plusieurs années sur ces questions. Il offre une abondance d’opportunités sans précédent, à moindre effort et sans intervention de tiers. Quelles en sont les conséquences ? Certains observateurs pensent que les nouvelles technologies creusent les inégalités socioéconomiques en connectant les plus avantagés avec des personnes de même profil. D’autres estiment qu’elles menacent les relations stables par une offre illimitée de choix possibles qui rendrait les gens incapables de s’investir dans une histoire d’amour exclusive. »
Ces interrogations forment justement le cœur du projet de recherche Ambizione du Fonds national de la recherche scientifique que Gina Potarca dirige depuis 2018. Pour y répondre, elle s’appuie pour l’instant sur la base de données longitudinales Pairfam, une étude allemande qui a suivi plus de 20 000 participants sur dix ans en attendant de pouvoir exploiter celle du Panel suisse de ménages, une étude menée par FORS, le centre de compétences suisse en sciences sociales basé à l’Université de Lausanne.
« Ce projet, qui doit prendre fin en 2022, me permet de retracer, pour la première fois, les processus de rencontre en ligne dans le temps et à travers différents pays, estime Gina Potarca. Et ce, de manière rigoureusement longitudinale et en portant une attention spécifique aux effets de sélection des partenaires. »
Comme aux États-Unis
Première constatation : la situation du marché amoureux en Suisse n’est pas unique. La courbe de progression du nombre de couples helvétiques formés sur Internet a la même allure que celle mesurée très récemment aux États-Unis et publiée dans les Proceedings of the National Academy of Sciences du 3 septembre (voir infographie ci-contre) : une progression rapide dans les années 1995-2005 due à l’émergence des sites de rencontre en ligne et des réseaux sociaux, un ralentissement de quelques années puis une nouvelle accélération à partir de 2010 liée à l’émergence des smartphones et des applications de rencontre de type Tinder.
« Les États-Unis diffèrent de la Suisse par le fait qu’Internet y est devenu le premier lieu de rencontre depuis 2013, loin devant les réseaux d’amis, les bars et les restaurants, note Gina Potarca. Outre-Atlantique, la Toile totalise à elle seule près de 40% des parts de marché de la recherche du partenaire. » Pour la chercheuse, cette différence vient probablement du fait qu’en Suisse on accorde encore, pour l’instant du moins, plus d’attachement aux réseaux physiques locaux qu’aux États-Unis où les distances sont souvent plus grandes et où la vie sociale en ligne s’est plus massivement développée.
Internet comme espace de rencontre séduit des individus de tous les âges, précise encore Gina Potarca. Pour les personnes actives, la recherche d’un ou d’une partenaire en ligne a l’insigne avantage de ne pas demander trop de temps, en tout cas en ce qui concerne les premières phases de tri et de prise de contact. Selon une étude américaine, le nombre de jeunes entre 18 et 24 ans qui a utilisé les sites ou des applications de rencontre a presque triplé entre 2013 et 2015 et doublé chez les plus de 55 ans.
« En Suisse, la catégorie qui compte le plus grand nombre de rencontres par Internet (sites, applis et réseaux sociaux confondus) est celle des 25 à 34 ans, ajoute Gina Potarca. En revanche, pour les 35 à 44 ans, dont certains ont déjà été mariés et qui veulent trouver un partenaire par un moyen moins superficiel que les applis, ce sont les sites de rencontre (plus que les réseaux sociaux et les applications) qui restent le moyen de rencontre le plus populaire. »
Des hommes plus décontractés
Gina Potarca ne s’est pas limitée à dresser un état des lieux de l’amour en ligne. En se basant sur les données allemandes, elle s’est aussi penchée sur la probabilité de former un couple puis de se marier en fonction du niveau de formation des partenaires, qui est un excellent marqueur pour estimer leur statut socioéconomique. « Le niveau de formation est une des informations les plus valorisées dans le marché des rencontres », souligne-t-elle.
La chercheuse a choisi de ne sélectionner pour cette étude que des couples hétérosexuels, l’échantillon de couples homosexuels s’étant avéré trop petit pour être exploité.
La chercheuse a d’abord montré que, pour les hommes dans leur ensemble, la recherche d’une partenaire a moins de probabilités d’aboutir à la formation d’un couple en ligne que hors ligne. De plus, en y regardant de plus près, l’utilisation d’Internet ne creuse ni ne diminue les inégalités qui existent habituellement dans la recherche d’une partenaire mais les perpétue. En effet, plus ils sont diplômés, plus les hommes ont des chances d’entamer une relation amoureuse, aussi bien en ligne que hors ligne.
« Il y a plus d’hommes que de femmes qui font des recherches en ligne, analyse Gina Potarca. En pratique, cela diminue les chances des premiers de trouver une partenaire. Mais il y a là un paradoxe. Les hommes ont en effet la perception – biaisée – que le marché des rencontres en ligne est au contraire très vaste. Et d’autres études, notamment japonaises, ont montré que les hommes, lorsqu’ils sont placés face à ce qu’ils perçoivent comme une abondance d’options, ont tendance à prendre plus de temps pour chercher la personne qui leur convient ou à se lancer dans des relations plus décontractées, moins longues, etc. »
Avantage pour certaines femmes
Chez les femmes, la situation est très différente. Hors ligne, la probabilité de former un couple ne suit pas une progression linéaire en fonction du niveau de formation des individus. Les chances de trouver un partenaire sont en effet plus élevées pour les femmes moyennement formées tandis qu’elles sont plus basses pour les deux autres catégories.
Par ailleurs, contrairement à ce qu’on observe chez les hommes, le fait de recourir à Internet ne modifie pas les chances de se mettre en couple pour les femmes peu ou moyennement formées. En revanche, cette probabilité augmente considérablement chez celles qui sont au bénéfice d’une formation tertiaire. Celles-ci auraient donc eu plus de risques de rester célibataires si elles avaient cherché un partenaire par des moyens non digitaux.
« Ces femmes forment clairement le groupe qui tire le plus de bénéfices du marché des rencontres sur Internet, analyse Gina Potarca. Mais pour ce faire, il semblerait qu’elles se mettent plus facilement en couple avec des hommes d’un niveau de formation inférieur au leur. Il y a tellement d’informations sur les sites de rencontre qu’il est possible que ces femmes, qu’on appelle hypogames, valorisent moins ce paramètre et choisissent plus facilement de trouver des points communs dans des domaines différents. Ce qui est là aussi une interprétation qui demande à être vérifiée. »
Les chances de mariage
La sociologue genevoise a finalement tenté de mesurer la probabilité que les relations se transforment en mariage, ce qui est perçu comme un avantage, aussi bien financièrement que socialement.
Toujours d’après les données allemandes, les couples les moins diplômés sont ceux qui ont le plus de chances de se marier rapidement après leur rencontre si celle-ci a eu lieu hors ligne. Mais la situation s’inverse totalement si leur couple s’est formé sur des réseaux numériques.
« Chez les personnes peu diplômées, la probabilité de se marier après douze ans de relation passe de 60%, pour les couples qui se sont rencontrés hors ligne, à 25% pour ceux formés en ligne, précise Gina Potarca. En revanche, la perspective de mariage des couples moyennement ou hautement formés ne change pratiquement pas en fonction du mode de rencontre. »
L’une des explications probables est qu’Internet a la particularité d’effacer la distance géographique. C’est un avantage considérable lorsqu’il s’agit de trouver un partenaire mais cela peut devenir un désavantage lorsqu’il s’agit de faire durer le couple et de se marier. Ce frein touche en particulier les personnes moins diplômées dont la probabilité de trouver un partenaire est plus faible et qui doivent, par conséquent, souvent chercher au-delà de leur région géographique.
« Les gens mentent parfois sur les sites de rencontre, explique encore Gina Potarca. Sur Internet, les hommes et les femmes paraissent en effet particulièrement grands, selon une étude américaine qui a comparé les tailles et les poids moyens publiés sur un site de rencontre avec les données de la population générale. Mais ce ne sont là que des arrangements inoffensifs avec la réalité. Les informations concernant leur niveau d’éducation, leur métier, leurs activités, celles qui comptent le plus en vérité, sont très probablement plus fiables. »
Anton Vos
la rencontre sur internet
La rencontre sur Internet (en rouge sur les graphiques) se pratique sur trois types de plateformes numériques. Les plus anciennes sont les sites de rencontre classiques (Match.com, Parship, Meetic, AdopteUnMec…) et les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, et les autres) qui ont émergé dans les années 1990. Leur progression en termes de parts de marché connaît cependant une sorte de saturation dès les années 2008-2010 tandis qu’apparaît le troisième moyen de rencontre, qui va, à partir de 2016, s’avérer le plus populaire de tous : les applications de rencontre sur téléphone portable (Tinder, Grinder…). |