Campus n°140

Il était une fois le « siècle d’or »

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Peut-on encore parler de « siècle d’or » quand on évoque l’époque de Vermeer, Rembrandt et consorts ? À mi-chemin d’une vaste étude soutenue par le Fonds national, un splendide ouvrage grand format apporte de nombreux éléments de réponse. Présentation.

Le 12 septembre 2019, dans les murs de l’ancien orphelinat qui abrite depuis 1975 l’Amsterdam Museum, Tom van der Molen, conservateur responsable du XVIIe siècle, annonce que la vénérable institution renonce à utiliser le terme de « siècle d’or » en référence aux œuvres produites aux Pays-Bas entre la fin du XVIe et le début du XVIIIe siècle. L’expression, qui se déploie pourtant dans la plupart des dépliants touristiques vantant les beautés d’Amsterdam, masque en effet, selon la direction du musée, certaines réalités de l’époque comme l’esclavagisme, la persécution des minorités religieuses, le statut minoré des femmes ou encore la misère sociale. Depuis plusieurs années, elle fait par ailleurs l’objet de nombreuses récupérations politiques notamment de la part de l’extrême droite néerlandaise.
Destiné à susciter le débat, ce renoncement symbolique est loin d’avoir surpris Jan Blanc. Le professeur pourrait même en être l’inspirateur. Tom van der Molen était en effet dans l’auditoire il y a deux ans, lors de la présentation par l’historien de l’art genevois et ses collègues français et néerlandais d’un projet de recherche mené avec le soutien du Fonds national de la recherche scientifique et portant précisément sur l’usage et les représentations de la notion de siècle d’or.
« Ce concept a assez peu été interrogé pour lui-même si ce n’est pour dire qu’il s’agissait d’une construction du XIXe siècle, destinée à donner au nouvel État des Pays-Bas une forme de patrimoine partagé, replace Jan Blanc. L’objectif de notre projet est de le questionner en faisant l’inventaire des sources textuelles et visuelles qui y font référence mais aussi en examinant son rôle dans la construction des différentes catégories de la production artistique néerlandaise de cette période. »
Un vaste programme – on parle tout de même de 3,5 millions d’œuvres uniquement pour la peinture – dont les premiers résultats se matérialisent aujourd’hui sous la forme d’un ouvrage grand format de plus de 600 pages regroupant 350 artistes et plus de 600 œuvres commentées. Quatre axes de recherche structurent le discours : la manière dont la notion de siècle d’or s’est construite dès le XVIIe siècle ; les conditions de la production picturale ; les attentes sociales, économiques, religieuses et théoriques de la société hollandaise de l’époque ; les échanges artistiques entre les Provinces-Unies et le reste de l’Europe. Impressionnant d’érudition, l’ensemble offre une plongée dans le monde de Rembrandt, Vermeer, Metsu, van Honthorst, Hals et tant d’autres, tout en tordant le cou à un certain nombre de clichés ou d’idées reçues.
Dans son acception traditionnelle, la notion de siècle d’or véhicule ainsi l’idée que la situation politique, confessionnelle et sociale particulière que connaissent les Provinces-Unies à partir de la libération du joug espagnol en 1584, et qui se caractérise par une période de prospérité, d’égalité et de tolérance, aurait servi de creuset à un mouvement artistique singulier et parfaitement idiosyncrasique.
La réalité est naturellement un peu plus complexe. Car s’il est indéniable que la peinture néerlandaise a atteint alors une forme d’apogée, ce mouvement est traversé par de nombreuses tensions et des divergences de points de vue.
« Il n’y a pas « un » mais « des » siècles d’or, résume Jan Blanc. Sous cette expression cohabite un ensemble de discours et d’images performatives qui font la promotion d’une certaine vision du monde. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une réalité historique objective. Le défi, c’est de parvenir à en saisir la cohérence autant que les dimensions contradictoires, de mettre en lumière ce que ce terme montre autant que ce qu’il cache. »
Premier constat : l’invention du siècle d’or remonte bien plus loin que la naissance des États modernes, à la fin du XIXe siècle. La notion – « Gouden ou Gulden Eeuw » en néerlandais – apparaît en effet dès la seconde moitié du XVIe siècle dans les premières traductions des textes de Virgile et d’Ovide qui décrivent l’âge d’or mythique des premiers temps durant lequel l’humanité vivait en harmonie avec la nature et les dieux.
Un glissement s’opère à partir de la guerre contre les Espagnols, le siècle d’or qualifiant désormais les temps présents, qui sont ceux de la mise en place d’un nouveau pays et d’une nouvelle société. Dès lors, savants, poètes, philosophes et artistes forgent, chacun à leur manière, les représentations naturalistes ou idéalisées de cette nation en devenir.
« Le défi auquel il s’agit de répondre consiste à affirmer la singularité d’une identité culturelle proprement néerlandaise tout en ancrant cette même identité dans une traduction séculaire et européenne remontant à l’Antiquité, analyse Jan Blanc. Le problème étant que, contrairement à la partie méridionale des anciens Pays-Bas, qui dispose d’une histoire culturelle et politique remontant au moins au XVe siècle, en lien avec le duché de Bourgogne, puis le Saint-Empire, les Provinces-Unies sont un pays totalement neuf, né d’une révolution violente, et dont les contours sont encore à dessiner. »
Pour légitimer cette jeune république cosmopolite et polyglotte, qui ne reconnaît officiellement que l’Église réformée, mais compte autant de catholiques que de calvinistes dans sa population jusqu’au dernier tiers du XVIIe siècle, de nombreux artistes et auteurs vont se mettre en quête d’un passé commun en s’efforçant, d’une part, de montrer qu’ils connaissent et maîtrisent les techniques artistiques des grands maîtres de la Renaissance italienne, et, d’autre part, de s’inscrire dans la filiation du peuple batave, à l’image de ce que les Français feront plus tard avec les Gaulois. À l’ouvrage de Grotius comparant la société romaine et ces populations germaniques de l’Antiquité répondent ainsi
les portraits du chef batave Claudius Civilis peints par Otto van Veen ou Rembrandt.
En parallèle à cette construction des origines, de nombreuses toiles se concentrent sur la vie quotidienne avec des portraits de paysans ou de servantes qui incarnent le lien avec la terre et le temps présent ou de « joyeuses compagnies » qui mettent en scène une jeunesse festive et volontiers exubérante ou des paysages illustrant un monde urbain en pleine expansion.
Genre développé par des artistes néerlandais pour un public néerlandais, la stilleven (qui donnera lieu à l’anglais still life ou l’allemand Stilleben, mais ne sera appelée « nature morte » qu’à la fin du XVIIIe siècle) apparaît également dans les années 1630, et permet à ses peintres de jouer avec les sens de leur public tout en inventant un genre proprement moderne et néerlandais.
Ce foisonnement créateur n’interdit toutefois pas le choix de sujets plus classiques comme le portrait ou la peinture d’histoire mythologique et religieuse.
« Historiennes et historiens de l’art ont longtemps cantonné la peinture du siècle d’or aux genres typiquement néerlandais que sont les représentations du quotidien ou les natures mortes, précise Jan Blanc, mais dans les faits, ce qui domine la production – et de loin, c’est la peinture d’histoire religieuse, destinée aussi bien aux intérieurs réformés que catholiques, voire aux églises cachées que les partisans de l’ancienne foi faisaient construire dans leur propre domicile. »
Quant au rôle du marché, présenté dans les études de seconde main comme la principale explication du développement et de la spécialisation des genres néerlandais, il est également beaucoup moins important qu’on ne l’a dit au début du XXe siècle. Destiné à écouler des œuvres de petits formats, relativement peu coûteuses, il a certes permis à de nombreux artistes de faire carrière en subvenant à leurs besoins. Mais, comme en Italie ou en France au même moment, la plupart des grands maîtres néerlandais travaillaient sur commande, pratique qui permettait d’envisager des toiles plus ambitieuses et qui était nettement plus rentable.
« L’élément décisif, ce n’est pas la présence du marché, même si ce dernier était très puissant et très structuré, appuie Jan Blanc, mais la présence d’un cercle vertueux qui s’est mis en place avant même la révolte contre le pouvoir des Habsbourg. On voit arriver alors sur le territoire des Provinces-Unies des artistes de grand talent, des marchands fortunés et des banquiers. Profitant d’une croissance économique considérable entre 1580 et 1630, les élites achètent ou font construire des maisons ou des palais que les artistes auront pour tâche de décorer. Et il en ira ainsi jusqu’à ce que l’argent cesse de couler à flots au moment où éclate la Guerre de Hollande, en 1672. »
Ces conditions matérielles ne suffisent pas à expliquer le génie dont font alors preuve certains grands noms de la peinture hollandaise comme Vermeer ou Rembrandt pour ne citer que les plus connus. Là encore, sans remettre en cause les talents propres à chacun, les circonstances comptent pour beaucoup, à en croire le professeur. Selon lui, s’il y avait tant de bons peintres dans les Provinces-Unies au XVIIe siècle, c’est surtout parce que l’excellence était une nécessité pour survivre à une très forte concurrence. Pour sortir du lot, il fallait donc non seulement être techniquement irréprochable, mais aussi inventer de nouveaux sujets ou de nouvelles façons de les représenter comme l’a fait Rembrandt, par exemple, en révolutionnant l’usage de l’eau-forte.
« Il faut se méfier de notre perception de l’époque, ajoute Jan Blanc, qui est un peu faussée par le fait que nous oublions qu’une grande partie des œuvres alors produites ont disparu. Les toiles qui sont parvenues jusqu’à nous constituent le haut du panier, mais aussi la pointe de l’iceberg. À côté des grands maîtres, il y avait une majorité d’œuvres assez médiocres, sur lesquelles ma consœur Angela Jager a récemment travaillé, perdues ou oubliées, mais qui dominaient le marché. »
Ce qui contribue également à brouiller le regard sur cette période, c’est tout ce qu’occulte
une appellation qui renvoie davantage à l’idée de paradis perdu qu’à celle d’une société réelle. Comme en d’autres temps, la formidable croissance économique qu’ont connue les Provinces-Unies au cours du XVIIe siècle n’a pas fait que des gagnants. Au sein du petit peuple, la pauvreté et la misère règnent ainsi en maîtres, les mendiants et les lépreux se comptant par légions dans les rues des cités malgré l’efficace et ancien réseau d’institutions de charité. La société des Pays-Bas reste également très violente comme en atteste par exemple le lynchage par la foule des frères De Witt, scène peinte par Jan de Baen en 1672 ou encore le sort réservé aux esclaves qui peuplent les colonies néerlandaises au Brésil ou en Indonésie. Les tensions religieuses demeurent par ailleurs très fortes tandis que les femmes sont soumises à un ordre patriarcal strict qui les réduit le plus souvent à leur condition de mère ou d’épouse.
« C’est effectivement un monde très dur, confirme Jan Blanc, que les représentations, moins ’réalistes’ que ’révisionnistes’, idéalisent beaucoup. Les magnifiques paysages urbains de l’époque dissimulent en effet parfaitement la puanteur qui régnait dans ses rues et le long de ses canaux, véritables égouts à ciel ouvert. Quant à la servante que peint Vermeer sur un de ses tableaux les plus célèbres, la prétendue Laitière, elle est certes magnifiée par le travail sur la lumière et une idéalisation de l’espace domestique, mais son visage, qui n’a rien de virginal, ainsi que ses bras forts et bronzés laissent deviner toute la violence qui s’inscrivait au fil des jours dans les chairs des serviteurs et des servantes de ce siècle supposément béni. »


Vincent Monnet