Une éclipse de Lune de l’an 1110 démasque des éruptions oubliées
Plusieurs éruptions survenues de manière successive au début du XIIe siècle ont provoqué un phénomène d’obscurcissement de la Lune lors de son éclipse par la Terre en 1110. Un chercheur genevois mène une enquête alliant histoire, climat et astronomie.
En cet an de grâce de 1110, un moine de l’est de l’Angleterre rédige une observation conservée depuis dans la Chronique de Peterborough : « Durant la cinquième nuit du mois de mai, la Lune apparut brillante dans la soirée et, ensuite, sa lumière diminua petit à petit jusqu’à ce que, quand la nuit arriva, elle eût complètement disparu sans qu’aucune lueur ni sphère ni rien du tout ne fût visible. Cela continua ainsi jusqu’à l’aube et alors elle apparut pleine et brillante. […] Toute la nuit, le firmament était très clair et les étoiles brillaient dans tout le ciel. »
L’homme devait certes espérer que son témoignage demeure pour la postérité. Mais il ne pouvait évidemment pas imaginer que, près d’un millénaire plus tard, ce court passage décrivant une éclipse de Lune allait contribuer à attester l’existence de plusieurs éruptions volcaniques majeures successives (pour la plupart inconnues) survenues entre 1108 et 1110 de l’autre côté de la planète et dont il n’avait aucune idée. C’est pourtant exactement ce qui s’est passé avec un article, paru le 21 avril dans la revue Scientific Reports, qui base son analyse sur des données issues de sources aussi différentes que des manuscrits médiévaux, des cernes d’arbres et des carottes glaciaires.
« La Lune, lorsqu’elle est éclipsée par le passage de la Terre entre elle et le Soleil, reste en général visible, explique Sébastien Guillet, chercheur à l’Institut des sciences de l’environnement (Faculté des sciences) et premier auteur de l’article. Elle conserve une teinte orange-rouge foncé produite par la lumière du Soleil qui traverse l’atmosphère terrestre. Le fait qu’elle ait complètement disparu ce jour-là aux yeux de l’observateur du Moyen Âge alors que le ciel était dégagé signifie que la haute atmosphère terrestre était chargée d’aérosols et de poussières qui la rendaient plus opaque aux rayons solaires. Ces particules ont très probablement été émises par une éruption volcanique majeure, à l’instar de ce qui s’est passé lors de celle du mont Pinatubo en 1991. »
Carottes corrigées
Sébastien Guillet a été mis sur la piste de cet ensemble d’éruptions volcaniques médiévales par une révision du système de datation des carottes de glace publié dans la revue Nature en 2015. Michael Sigl, professeur au Centre de recherche sur le changement climatique de l’Université de Berne, montre dans ce papier que la chronologie utilisée jusque-là pour interpréter ces archives extraites des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique doit en réalité être corrigée par un décalage de quelques années (sept en moyenne).
Une des conséquences de cette correction, c’est qu’un dépôt de sulfates détecté dans les glaces du Groenland, longtemps attribué à l’éruption du Hekla (Islande) en 1104, doit en fait être associé à un événement plus tardif, situé entre 1108 et 1110. Un événement qui, en outre, coïncide désormais avec un signal similaire mais qui a été mesuré de l’autre côté du globe, c’est-à-dire dans les glaces de l’Antarctique. Par ailleurs, une analyse plus fine du contenu des carottes glaciaires suggère qu’à cette époque on n’a probablement pas eu affaire à une mais à plusieurs éruptions consécutives.
Climat froid
Il se trouve que Sébastien Guillet connaît bien les éruptions volcaniques du Moyen Âge car il travaille sur ce sujet depuis plusieurs années. En 2017, il a notamment publié un article dans la revue Nature Geoscience sur celle de Samalas qui a eu lieu en Indonésie en 1257. À cette occasion, il avait déjà dépouillé de nombreuses archives européennes pour y trouver des témoignages de contemporains sur les changements climatiques associés à l’événement volcanique.
En relisant ces manuscrits et en remontant dans le temps, il a alors découvert que l’Europe avait connu un épisode climatique particulièrement froid et humide durant la période 1109-1111, avec des pluies excessives et continues ainsi que du mauvais temps durant l’été et l’automne en France, en Allemagne et dans les îles britanniques. Les données dendrochronologiques (l’étude des cernes des arbres qui renseignent sur la météorologie locale jusqu’à plusieurs millénaires dans le passé) confirment l’existence d’une anomalie climatique au cours de ces années. Il en ressort que la température moyenne en Europe serait alors tombée de 1 °C, ce qui fait de cette période l’une des plus froides du millénaire (avec un refroidissement restant toutefois bien moins prononcé que celui consécutif à l’éruption du Tambora en 1815).
D’autres chroniques font même mention de famine, en particulier en France. La Chronique de Morigny (Île-de-France) rapporte ainsi pour 1109–1110 que « toute la Gaule souffrait d’une grave famine et pendant sept années consécutives, le manque de tout ce qui est nécessaire pour maintenir la vie a persisté et ainsi tué beaucoup de gens et réduit un nombre incalculable de riches à la pauvreté ».
« On ne peut pas automatiquement lier un climat plus froid à des problèmes de famine, commente Sébastien Guillet. Les soubresauts de cette nature dépendent certes des conditions météorologiques mais aussi de la situation politique, économique et sociale de chaque région. On retrouve ainsi des témoignages de crise de subsistance et de famine en Espagne et probablement aussi en Irlande et en Angleterre. Mais rien en Allemagne, en Italie ou en Autriche. »
Enfin, le chercheur genevois a pu déterminer, grâce à des calculs rétroactifs effectués par la Nasa, les dates de toutes les éclipses de Lune qui ont eu lieu à cette époque afin de vérifier si un observateur médiéval attentif aurait par hasard remarqué un obscurcissement de la Lune éclipsée, comme cela s’est produit dans presque toutes les grandes éruptions plus récentes (dont celles du Tambora de 1815, du Krakatoa de 1883 ou encore du Pinatubo de 1991). Et c’est ainsi qu’il est tombé sur l’événement du 5 mai 1110 et le passage de la Chronique de Peterborough qui parle d’une Lune devenue noire. Une description qui contraste avec celles des éclipses précédentes et suivantes (il y en a eu sept entre 1100 et 1120), qui évoquent à chaque fois des Lunes rouge sang.
Coupables mystères
Il se trouve que l’on connaît une éruption qui s’est déroulée entre 1108 et 1110 mais elle a eu lieu dans l’hémisphère Nord et peut difficilement expliquer la présence de sulfates en Antarctique. Il s’agit de celle du mont Asama, au Japon qui est entré en activité en août 1108. Cet événement a en effet été rapporté dans le Journal de Chuyuki, écrit par l’homme d’État Fujiwara no Munetada, un passage d’ailleurs gracieusement traduit par Pierre-François Souyri, professeur honoraire à l’Unité de japonais (Faculté des lettres) : « Selon un rapport provenant de la province de Kôzuke, il y a une haute montagne au milieu de la province, le mont Asama. Dans les années 1065-1069, une légère fumée s’est élevée au-dessus du volcan mais par la suite elle est devenue imperceptible. Le 29 août, embrasement au sommet du volcan, projection de cendres sur une grande épaisseur dans le jardin du gouverneur, partout les champs et les rizières sont rendus impropres à la culture. On n’a jamais vu ça dans le pays. C’est une chose bien étrange et rare. »
Forts de toutes ces données, les auteurs de l’article proposent différents scénarios. Selon l’un d’eux, plusieurs volcans de l’hémisphère Nord et un dans les tropiques seraient entrés en éruption les uns après les autres et auraient produit les traces de sulfates détectés dans les glaces de l’Antarctique et du Groenland dans des proportions indéterminées. Parmi elles, l’éruption du mont Asama, en particulier, aurait été d’une grande violence, selon les experts. Elle pourrait avoir contribué aux dépôts de sulfates piégés au Groenland et aux perturbations climatiques observées en Europe.
Anton Vos